Une décennie après avoir vendu les deux cabinets de courtage en assurance, la fiducie familiale qui réclamait près de 2,7 millions à l’acquéreur n’a pu convaincre la Cour d’appel du Québec d’infirmer le jugement de première instance.
Le 23 septembre dernier, la Cour d’appel a refusé le pourvoi en appel déposé par le courtier Pierre Mercier en sa qualité de cofiduciaire autorisé de Fiducie famille Mercier.
La fiducie, qui était l’actionnaire principal des deux cabinets, a vendu Gabriel Mercier ltée (GML) et MWM Assurances (MWM) en janvier 2014. Les cabinets établis à Laurier-Station et Drummondville ont alors été achetés par Essor Assurances placements conseil.
La négociation sur le prix a été complexe. La fiducie estime que les deux cabinets sont en pleine croissance et que celle-ci se poursuivra. L’acheteur n’est pas convaincu de la pérennité de cette croissance.
Après plusieurs mois, la transaction est conclue et les parties s’entendent sur le prix payable en quatre versements selon une formule qui comprend un multiple particulier pour chacun des cabinets en fonction des revenus des années 2013 à 2016.
Le prix estimé pour le cabinet GML sur la base des revenus de 2013 est de 4,4 M$. Pour MWM, l’estimation est de 7,6 M$. Si les revenus augmentent les années suivantes, le prix final payé sera plus élevé. Essor obtient un financement de 13 M$ pour réaliser les transactions.
Les prix finaux payés totaliseront 12,4 millions de dollars (M$). L’appelant prétend qu’entre la signature des contrats en 2014 et le 31 décembre 2016, l’acquéreur a pris certaines décisions qui ont eu pour effet de réduire les revenus des deux cabinets, ce qui a fait baisser le prix payé à la fiducie de sommes totalisant 2 665 054 $.
Cette somme est réclamée à l’acquéreur dans la poursuite déposée en décembre 2017. La fiducie réclamait également une somme de 750 000 $ en dommages-intérêts. Les autres actionnaires des deux cabinets ne se joignent pas au recours.
En première instance
Le 4 août 2022, la juge Marie-Paule Gagnon, du district de Québec de la Cour supérieure du Québec, a refusé le recours de Fiducie famille Mercier qui désirait faire ajuster les soldes de prix de vente des cabinets. Le jugement de première instance décline également la demande de dommages-intérêts.
Dans son jugement, le tribunal conclut que la mauvaise foi reprochée à Essor n’a pas été prouvée. Même si certaines contraventions contractuelles ont été commises, la fiducie n’a pas été en mesure d’établir que celles-ci ont eu un impact sur les soldes de prix de vente ou sa capacité à les établir.
Le tribunal accueille en partie la demande en remboursement des honoraires d’expert d’Essor. La juge Gagnon ordonne à la fiducie de payer la somme de 25 000 $ à cet égard.
La création d’EGR
Dans le jugement de première instance, qui compte 50 pages, on note que c’est la création d’une autre entité qui est à la base du litige intenté par la fiducie familiale.
Postérieurement à la vente des cabinets conclue le 28 juillet 2014, la société EGR a été créée en novembre 2014. Le groupe Essor est l’un des actionnaires de ce cabinet spécialisé en assurance aux entreprises. EGR a alors acquis les parts d’Essor dans MWM et indirectement, par le biais d’Assuraction inc., de la clientèle des grands comptes d’assurance aux entreprises et en cautionnement de GML.
Pierre Mercier s’absente du travail à quelques reprises pour des raisons de santé après la clôture de la transaction, et pour de bon à partir du 28 août 2015. Il devait effectuer un retour progressif au travail à partir du 11 janvier 2016, mais il ne travaillera plus pour Essor, EGR ou MWM.
Pour la période allant du 28 juillet 2014 à l’arrêt de travail de la fin d’août 2015, M. Mercier adresse de nombreux reproches à Essor et à EGR : manque de personnel, surcharge de travail, gestion inadéquate, changements informatiques, mauvais service, etc.
Pierre Mercier reprochait aussi à Essor de ne pas l’avoir informé à l’avance d’une possible transaction visant à créer EGR. À cet égard, la juge de première instance note que le demandeur est « initialement favorable et enthousiaste à l’égard de ce projet lorsqu’il en est informé » et que rien ne permet de penser qu’il aurait vu les choses différemment s’il en avait été avisé plus tôt.
Ce genre de différend est fréquent lorsqu’une portion du prix est déterminé en fonction des revenus futurs de l’entreprise, écrit la Cour d’appel au paragraphe 18. « Il y a souvent conflit entre l’acheteur, qui veut gérer l’entreprise qu’il a achetée à sa façon et en intégrer les opérations dans les siennes, et le vendeur, qui prétend que la mauvaise gestion de l’acheteur réduit les revenus de l’entreprise, et donc le prix qui lui est payable. »
Le tribunal de première instance concluait également que les droits du vendeur quant au calcul du prix de vente ont été préservés et que les commissions et honoraires servant au calcul des soldes de prix de vente ont tous été comptabilisés au bénéfice de Fiducie famille Mercier.
Sept moyens d’appel
La Fiducie famille Mercier soulève sept moyens d’appel dans son mémoire, que la Cour d’appel analyse avant de les rejeter. La décision a été écrite par le juge Stephen Hamilton au nom de ses collègues Michel Beaupré et Éric Hardy.
Hormis la question 2, les autres questions soulevées sont essentiellement factuelles, selon la Cour d’appel. Il n’y a pas d’erreur manifeste et déterminante dans l’analyse de la preuve faite par la juge de première instance, qui a écrit un jugement « étoffé et bien articulé », de l’avis de la Cour d’appel. « La cour doit faire preuve d’un haut degré de déférence envers les conclusions relatives à la qualification tout comme à l’interprétation d’un contrat. »
Les manquements contractuels allégués relèvent d’une obligation de moyens, et non pas d’une obligation de résultat, concluait le tribunal de première instance. « La juge de première instance note avec justesse que le silence de la loi et du contrat, ainsi que le manque de précision quant aux tâches et résultats visés par cet engagement, militent contre une telle qualification », écrit la Cour d’appel.
« Le développement des affaires n’est pas une tâche précise ou n’impose pas un résultat donné, mais constitue plutôt un exercice permettant la croissance », poursuit le tribunal d’appel. L’appelant n’a pu démontrer qu’il s’agissait d’une obligation de résultat de la part de l’acquéreur.
Selon M. Mercier, le transfert des gros clients de GML et des actions de MWM en faveur de EGR allait à l’encontre de la clause des contrats portant sur la cession des actions à une autre partie. La juge de première instance prend soin de distinguer entre la cession du contrat et le transfert des actions de MWM.
« La clause d’incessibilité vise les droits et obligations créées par le contrat, et non les actions acquises par l’effet du contrat. » La juge Gagnon avait conclu que la structure et les opérations commerciales de MWM sont demeurées inchangées après le transfert des actions à EGR.
« Il demeure possible que les engagements de non-concurrence envers EGR aient pu empêcher GML d’attirer des nouveaux clients et que de nouveaux clients potentiels de GML soient devenus des clients de EGR ou de l’intimée », indique la Cour d’appel. Cette preuve n’a pas été faite en première instance, ajoute-t-on, et l’appelant ne démontre l’existence d’aucune erreur manifeste et déterminante dans cette conclusion.
Prouver la mauvaise foi
Concernant la question soulevée par le deuxième moyen d’appel, la Cour d’appel devait déterminer si la juge de première instance a commis une erreur de droit à propos de l’obligation imposée par l’article 1375 du Code civil du Québec. Selon la demanderesse, son analyse impose à l’appelant un fardeau de preuve beaucoup trop lourd concernant la mauvaise foi alléguée de l’acquéreur.
L’acheteur avait l’obligation contractuelle de payer des prix de vente calculés en fonction des revenus des cabinets de 2014 à 2016. L’obligation de bonne foi lui impose de gérer les cabinets acquis de façon à ne pas nuire à leurs revenus. Cela n’oblige pas l’acquéreur de générer une croissance déterminée ou d’atteindre le même taux de croissance que dans les années précédentes.
« Si les parties avaient voulu imposer une telle obligation à l’intimée, elles l’auraient fait de façon expresse dans les contrats. L’obligation de bonne foi ne peut suppléer à l’absence d’une telle clause contractuelle », souligne la Cour d’appel.
Par ailleurs, la notion de bonne foi a été adéquatement cernée par la juge de première instance. L’appelant ne démontre aucun manquement aux exigences de la bonne foi. Ce moyen d’appel est aussi rejeté.