Pointage de crédit, personnalisation des portefeuilles d’investissement et polices d’assurance émises instantanément font partie des avancées qui ont étalé au grand jour l’usage de l’intelligence artificielle (IA) dans l’industrie financière. Or, y recourir pose des risques, a dit Louis Morisset, PDG de l’Autorité des marchés financiers, lors de son discours d’ouverture du Rendez-Vous AMF 2021, présenté en mode virtuel, le 22 novembre 2021.

La transformation numérique du secteur financier s'est accélérée dans les 20 derniers mois et le télétravail a fait évoluer la connectivité à la vitesse grand V, a rappelé M. Morisset. Il croit que l’encadrement réglementaire doit maintenant tenir compte « d’une industrie financière plus connectée, augmentée par l’analytique avancée et l’intelligence artificielle ». 

Dans le secteur de l’assurance de dommages, la voiture autonome est selon le régulateur un exemple probant des avancées de l’intelligence artificielle. « Nous nous préoccupons des impacts que pourrait avoir l’arrivée des véhicules automatisés et connectés sur le fonctionnement du régime d’assurance automobile au Québec », a dit le PDG de l’Autorité. 

Selon lui, les logiciels et les algorithmes qui prennent des décisions à la place de l’humain remettent en question le rôle du conducteur. Louis Morisset ajoute que ces nouvelles technologies ouvrent aussi le débat sur la détermination de la responsabilité lors d’un accident, « notamment durant la période de cohabitation des véhicules traditionnels, semi-autonomes et autonomes ». 

Ce n’est pas que vision d’un futur lointain, a fait valoir M. Morisset. « Plus de 28 % des 5 377 000 véhicules assurés sur les routes du Québec en 2020 avaient quatre ans ou moins, et disposaient pour un très grand nombre d’entre eux de mécanismes d’assistance à la conduite comme des régulateurs de conduite adaptatifs ou l’aide de trajectoire à la conduite ou au stationnement. » Il rappelle les projets pilotes d’autobus sans conducteur : Candiac, Parc Olympique, Plaza Saint-Hubert.

Le PDG de l’Autorité a dit vouloir agir en amont pour surmonter les obstacles à l’introduction des véhicules autonomes. Il a rappelé la consultation en cours sur le document de réflexion Préparer le Québec à l’arrivée des véhicules automatisés et connectés, qui prendra fin le 21 janvier 2022. 

L’IA à manipuler avec soin  

Le secteur des finances est selon M. Morisset l’un des plus propices à l’utilisation de l’intelligence artificielle. Si elle sert au pointage de crédit, à la détection de la fraude et à la tarification de l’assurance automobile, l’intelligence artificielle soulève aussi des enjeux de gouvernance et des risques éthiques, juridiques et de réputation, croit-il. Le PDG de l’Autorité a profité de son allocution pour dévoiler le rapport reçu d’une équipe de chercheurs dirigée par Marc-Antoine Dilhac, professeur agrégé d’éthique et de philosophie politique de l’Université de Montréal. Intitulé L’intelligence artificielle en finance : Recommandations pour une utilisation responsable, le rapport porte l’empreinte de celui qui a lancé le projet de la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’IA, publiée en 2018. 

Le besoin d’encadrement de l’utilisation de l’IA en finance devient pressant, dicte le rapport. « Les régulateurs doivent exercer leur autorité pour s’assurer que l’utilisation de l’IA ne biaise pas les marchés financiers, ne menace pas l’équité de la concurrence et ne nuise pas aux consommateurs », poursuit-il. 

Le rapport avance 10 recommandations dont trois sont formulées à l’intention de l’Autorité, a précisé Louis Morisset. Le rapport recommande que le régulateur adopte un cadre modèle d’utilisation responsable de l’intelligence artificielle. Il doit aussi entamer une concertation pour définir les sources et les types de données qu’il est légitime d’utiliser, indépendamment de la question de la protection des renseignements personnels. Le régulateur doit faciliter la formation aux principes de l’intelligence artificielle responsable. 

Responsabilité humaine et consentement 

Les autres recommandations s’adressent à l’ensemble de l’industrie. Parmi elles, les auteurs recommandent aux institutions financières d’adopter un cadre de gouvernance qui permette entre autres d’attribuer une responsabilité humaine aux décisions prises par un système d’intelligence artificielle. Elles doivent faciliter le recours des consommateurs en cas de différends. 

De plus, les institutions financières doivent s’assurer que l’utilisation de systèmes d’intelligence artificielle ne porte pas atteinte à l’équité. « En particulier, elles doivent éviter de renforcer les discriminations et les inégalités économiques », précise le rapport. Les systèmes doivent aussi respecter l’autonomie des consommateurs, notamment par un consentement libre et éclairé dans une démarche qui respecte la diversité des modes de vie. 

Les auteurs identifient en outre quatre grandes fonctions de l’intelligence artificielle dans le secteur financier :

  • L’évaluation, pour le pointage de crédit des consommateurs par exemple, ou la mesure de l’empreinte ESG d’un investissement (principes environnementaux, sociaux ou de gouvernance); 
  • L’incitation, pour diminuer les risques comportementaux et affiner la tarification des produits d’assurance; 
  • L’optimisation, pour la construction de portefeuille ou l’amélioration des flux du travail; 
  • Le conseil et l’information, pour le service à la clientèle personnalisé par exemple. 
Normes d’encadrement à venir 

M. Morisset a dit rendre le document public pour susciter le dialogue sur le déploiement responsable de l’intelligence artificielle dans le secteur financier. Il s’agit aussi pour le PDG de l’Autorité d’établir éventuellement certaines normes d’encadrement. « Nous croyons fermement que l’utilisation de l’intelligence artificielle en finance n’apportera des bénéfices durables que si elle prend place dans le respect des valeurs des consommateurs québécois et qu’elle renforce leur confiance envers nos marchés et les pratiques mises en place au sein de l’industrie », a-t-il déclaré 

L’Autorité estime que le développement responsable de l’intelligence artificielle s’impose davantage alors qu’a été adopté en septembre 2021 le projet de loi 64 qui modernise l’encadrement juridique relatif à la protection des renseignements personnels au Québec. M. Morisset a ajouté que les engagements d’équité, de diversité, d’inclusion et envers les principes ESG entrent également en jeu. 

Courtage ludique en pandémie 

Durant son discours, Louis Morisset a cité la croissance du courtage à escompte au Canada comme un autre exemple des objectifs d’encadrement prévus à son plan stratégique 2021-2025. « Au Canada, le nombre de comptes est passé de 7,7 millions au premier trimestre de 2020 à 10,6 millions au premier trimestre de 2021, et le nombre de transactions est passé de 30 millions à 81 millions au cours de cette période. » 

Selon un sondage SOM effectué à la demande de l’Autorité auprès d’investisseurs québécois, 53 % des investisseurs autonomes ont commencé ou recommencé à investir pendant la pandémie, ou ont augmenté le nombre de leurs transactions durant cette période. « Ce changement de comportement est encore plus important chez les 18 à 34 ans », note M. Morisset. 

Parmi les raisons les plus invoquées par les participants, la convivialité et l’amusement arrivent avant les coûts ou l’opportunité de mettre à profit ses compétences. « C’est à se demander si nous ne sommes pas en train d’assister à la disparition de la frontière entre le jeu vidéo et l’investissement », a lancé M. Morisset en parlant de ludification de l’investissement.

Le PDG de l’Autorité a mentionné que des plateformes donnent des points pour récompenser l’atteinte de certains paliers. Ces mécanismes permettent selon lui aux opérateurs de plateformes d’influencer les choix ou les comportements des utilisateurs, ce qui réduit leur autonomie. L’éducation financière devra ainsi évoluer au rythme de la transformation numérique, et il est important selon M. Morisset d’outiller les jeunes et de leur montrer qu’investir n’est pas un jeu.

Dénonçant le fait que n’importe qui peut aujourd’hui se poser en expert sur les réseaux sociaux, le régulateur a dit avoir à l’œil les cryptomonnaies. « De nombreuses vedettes, surtout américaines, s’associent à des plateformes de négociation de cryptoactifs et en font activement la promotion », fait observer Louis Morisset. D’après le régulateur, il est de plus en plus important d’acquérir des connaissances de base, de développer de bons réflexes de prudence et d’accéder à de l’information fiable pour faire des choix éclairés. 

L’intelligence artificielle peut nuire aux principes fondateurs de l’assurance 

Par Serge Therrien 

Les enjeux de l’encadrement de l’intelligence artificielle en assurance avait fait l’objet d’une réflexion entre panélistes lors de la Journée de l’assurance de dommages 2020. 

Anne-Marie Poitras, PDG de la Chambre de l’assurance de dommages, avait fait observer que la segmentation accrue du risque offerte par les outils de l’intelligence artificielle pouvait ébranler le principe à la base de l’assurance: la mutualisation des risques. 

Cette segmentation accrue, disait-elle, incitait déjà certains assureurs « à ne couvrir que les plus beaux risques et à délaisser les marchés moins rentables ».

Ce même enjeu avait aussi été reconnu par Nathalie de Marcellis-Warin, PDG du Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO) et professeure à l’École Polytechnique de Montréal. Si l’assureur en vient à connaitre trop parfaitement le profil de risque de chacun des assurés, avait-elle dit, cette individualisation équivaut presque à éliminer le caractère aléatoire des sinistres. 

Montréal : leader en IA 

Montréal fait figure de leader en matière de réflexion sur l’intelligence artificielle. Anne-Marie Hubert, associée et directrice de l’est du Canada chez EY, l’avait soulevé lors de son intervention sur le panel.

Ce leadership s’exprime par la Déclaration de Montréal sur l’IA. Rendu public en novembre 2018, ce document est le fruit du travail de dizaines de chercheurs à l’initiative de l’Université de Montréal. Ses penseurs la décrivent ainsi: « Une œuvre collective qui a pour objectif de mettre le développement de l’IA au service du bien-être de tout un chacun, et d’orienter le changement social en élaborant des recommandations ayant une forte légitimité démocratique ». 

Elle est considérée par des chercheurs de Harvard comme étant la meilleure parmi les 32 déclarations de principes en matière de respect des droits de la personne, a souligné Mme Hubert.

En assurance, l’utilisation de l’IA responsable est guidée par les sept principes inscrits dans la Déclaration de Montréal : bien-être, solidarité, responsabilité, équité, transparence et justification, autonomie, vie privée.