La clause d’exclusion de versement en cas de suicide est âprement contestée devant les tribunaux. Les bénéficiaires d’un homme qui s’était enlevé la vie moins de 24 mois après avoir remplacé sa police d’assurance-vie ont remporté une première manche en Cour supérieure du Québec.
Ce jugement rendu en février dernier forçait la SSQ Assurance (aujourd’hui Beneva) à leur partager la somme de 1,5 M$ prévue au contrat, mais l’assureur a fait appel et le dénouement ne sera pas connu avant que l’affaire ne soit réentendue en Cour d’appel l’an prochain.
Nouvelle police
En 2006, F.R contracte une assurance vie auprès de la SSQ pour une période de dix ans. À l’approche de l’échéance, il rencontre le même courtier qui lui avait vendu la police une décennie plus tôt dans le but de réviser ses besoins. Ils conviennent d’un nouveau contrat temporaire d’une durée de vingt ans au coût de 5 295 $ par année, pour un total anticipé de 105 900 $. La SSQ émet une nouvelle police le 23 octobre 2016 et elle est remise à l’assuré le 3 novembre.
F.R. signe la proposition, qui entraîne l’annulation du contrat précédent et son remplacement par la nouvelle police par la SSQ.
Étonnamment, relève le juge Jean-Yves Lalonde de la Cour supérieure, la case des Exclusions n’est pas cochée.
La clause portant sur le suicide
Comme le précédent, le nouveau contrat contient une clause d’exclusion de garantie d’assurance en cas de suicide. Elle indique que « si pendant les deux années qui suivent la date d’entrée en vigueur d’une garantie, l’assuré meurt de sa propre main ou de son propre fait, qu’il soit sain d’esprit ou non, l’obligation de la Compagnie est limitée au paiement d’une prestation de décès équivalente au remboursement des primes versées pour cette garantie, sans intérêt (en souligné dans le jugement) ».
Le 7 novembre 2017, l’assuré remplit le formulaire de changement de bénéficiaires et en désigne au total 5. Le 19 février 2018, moins de 16 mois après l’entrée en vigueur de son nouveau contrat d’assurance vie, F.R. met fin à ses jours.
Le 15 juin, la SSQ reçoit l’ensemble des documents à l’appui de la réclamation des demandeurs. Le 16 août suivant, la SSQ expédie aux bénéficiaires une série de chèques en paiement de la limite de prestation en cas de décès en pareilles circonstances. L’indemnité est équivalente au remboursement des primes versées pour la garantie d’assurance, sans intérêt, comme le prévoit la clause « suicide » du contrat.
Mais le groupe d’héritiers ne l’entend pas de cette oreille. Un an plus tard, en août 2020, ils présentent une demande introductive d’instance à l’assureur devant la Cour supérieure. Ils réclament l’indemnité totale de 1,5 M$ majorée des intérêts et de l’indemnité additionnelle.
Les questions en litige
Le Tribunal doit se pencher principalement sur deux aspects :
- La clause d’exclusion coiffée du titre « suicide » est-elle conforme à l’article 2404 du Code civil du Québec ?
- Le suicide de F.R. est-il survenu après plus de deux ans d’assurance ininterrompue auprès du même assureur, à l’époque la SSQ, aujourd’hui Beneva ?
Libellé de la clause Suicide
Ce qui interpelle le Tribunal, c’est que la clause « Suicide » se trouve dans les « Dispositions générales » et que son libellé ne parle pas expressément d’une exclusion à la garantie d’assurance, mais plutôt d’une limitation à l’indemnité payable.
« Nulle part dans le texte, la véritable nature de l’exclusion n’est identifiable, commente le juge Lalonde. Aucun titre approprié ne permet de comprendre qu’il s’agit d’une exclusion. Certes, le texte de la clause “Suicide” est clair et sans ambiguïté, mais ce n’est pas de cela dont il s’agit. »
Le magistrat souligne qu’à la page 10 sur 36 du texte, l’assureur a regroupé comme il se doit plusieurs clauses d’exclusion pour la prestation d’invalidité extrême.
« C’est clair, dit-il, le titre s’avère approprié, le lecteur sait pertinemment ce qui est exclu de la garantie. Le Tribunal est d’avis que le titre “Suicide” qui coiffe la clause d’exclusion n’est pas un titre approprié. Il ne signale pas à l’assuré qu’il s’agit d’une clause d’exclusion de la garantie. »
Il précise que le titre « Suicide » contrevient à l’essence de l’article 2404 du Code civil en ce sens qu’il ne permet pas de repérer facilement l’existence d’une clause d’exclusion.
Message du juge aux assureurs
Il poursuit avec ce commentaire à l’endroit des compagnies d’assurance en général : « Malgré le fait qu’elle affecte singulièrement les intérêts de la SSQ, la présente décision se veut porteuse d’une invitation à l’adresse du monde d’apparence impénétrable des assureurs à dessiller les yeux face à cette exigence législative d’ordre public destinée à protéger les intérêts de l’assuré ».
Enfin, il en arrive à dire que l’exclusion de garantie relative au suicide n’est pas identifiée clairement comme une clause d’exclusion expresse et n’est pas non plus répertoriée correctement sous un titre approprié qui aurait regroupé l’ensemble des clauses d’exclusion.
« Une seule résultante s’impose, juge-t-il : la clause en litige coiffée du titre “Suicide” s’avère nulle et sans effet. »
Continuité du premier contrat
À propos du deuxième contrat qui a été signé par F.R., le juge donne toutefois raison à l’assureur. Les bénéficiaires plaidaient le principe de la continuité du contrat. Or, la preuve prépondérante ne laisse planer aucun doute : quand il a signé les formulaires que lui avait soumis son courtier, il n’était pas question de procéder à une modification ou à un renouvellement du premier contrat, mais il s’agissait bien d’une annulation complète en faveur d’une nouvelle police économiquement plus avantageuse pour l’assuré.
L’assureur forcé de verser l’indemnité
Comme le magistrat juge que la clause d’exclusion de garantie reliée au « Suicide » est « nulle, sans effet et inopposable aux demandeurs », il force donc Beneva à remettre et à partager la somme de 1,5 M$, aux cinq bénéficiaires selon les proportions indiquées, majorée des intérêts légaux et de l’indemnité additionnelle prévue par la loi depuis le 19 juillet 2018.
L’assureur en appel
Beneva ayant décidé d’en appeler, les bénéficiaires ont mandaté leur avocat, Me Emmanuel Préville-Ratelle, de présenter une requête en rejet d’appel. Toutefois, dans un jugement rendu le 29 mai dernier, trois juges de la Cour d’appel ont rejeté cette demande, de sorte que Beneva pourra en appeler du jugement de première instance.
Le mémoire d’appel de Beneva devrait être déposé d’ici la fin de l’été et Me Préville-Ratelle aura un délai de 60 jours pour produire le mémoire de ses clients. Par la suite, les deux parties attendront la convocation pour l’audition de la cause, qui ne sera pas entendue par la Cour d’appel avant 2024.