La décision récente de la Cour d’appel du Québec, qui a révisé le jugement rendu en Cour supérieure dans un litige en assurance invalidité, créerait un précédent en assurance de personnes, selon Me Maurice Charbonneau, du cabinet Trivium.
Le 22 septembre dernier, soit une semaine après avoir fait parvenir son résumé de la décision de la Cour d’appel, Me Charbonneau l’a réexpédié à nouveau en ajoutant un commentaire critique concernant cette décision du tribunal.
L’avocat estime que la Cour d’appel a « malheureusement fait fausse route » en considérant l’application de l’article 1479 du Code civil du Québec (C.c.Q.) dans ce dossier.
« Les prestations d’assurance invalidité sont des prestations indemnitaires et non pas forfaitaires », indique Me Charbonneau dans son courriel. En assurance de personnes, il ne s’agit pas de compenser un dommage, mais bien de verser une indemnité convenue, précise-t-il.
Il ajoute : « Il nous semble très regrettable que le paragraphe 51 du texte du jugement intégral parle de “mitigation”, alors que cela n’est pas une notion pertinente en matière d’assurance de personnes. »
L’article 1479 C.c.Q. apparaît à la section III sur le partage de la responsabilité, laquelle fait partie du troisième chapitre traitant de la responsabilité civile, dans le livre cinquième du Code civil qui traite du droit des obligations.
Réaction du procureur de l’assuré
Le Portail de l’assurance a fait part de ce premier commentaire de Me Charbonneau à Me Michel Gilbert, le procureur de l’assuré Denis Hébert dans le dossier en litige avec Desjardins sécurité financière (DSF).
« Sur la question de la mitigation, je vous réfère au jugement de la Cour d’appel, lequel fait désormais partie du paysage juridique. Les faits particuliers de l’affaire, comme le souligne la juge Bich, peuvent expliquer en partie de résultat singulier », indique Me Gilbert par courriel.
Par ailleurs, l’avocat confirme alors que son client ne demandera pas la permission de contester cette décision devant la Cour suprême du Canada.
Explications supplémentaires
Le Portail de l’assurance a demandé des explications supplémentaires à Me Charbonneau. Dans un autre courriel reçu le 1er octobre dernier, le procureur précise sa critique envers la Cour d’appel et l’application de l’article 1479.
« Cet article concerne l’obligation de réparer un préjudice », écrit Me Charbonneau. Il dit avoir l’impression que « la Cour d’appel n’a pas été sensibilisée à l’inapplicabilité de l’article 1479 ou que les avocats n’ont pas fait de représentations sur cet aspect ».
Selon lui, il serait « très malheureux que cet argument de mitigation soit susceptible de faire dorénavant partie du paysage juridique simplement parce qu’il n’a pas été approfondi par le texte du jugement ».
Le procureur rappelle qu’en assurance de dommages, l’assureur est tenu de réparer le préjudice tel qu’il est prescrit aux articles 2463 et 2464 du Code civil. « Mais ce n’est pas le cas en assurance de personnes, où l’assureur doit payer la somme convenue, et non pas réparer un préjudice », insiste-t-il.
Un exemple
Me Charbonneau utilise un exemple pour illustrer son propos. Si une personne assure sa vie pour un montant d’un million de dollars, l’assureur ne pourra pas demander de réduire la somme convenue « en disant que la vie de l’assuré ne vaut pas tant que ça » ou encore que « l’assuré aurait pu mieux gérer ses finances personnelles ».
« Il n’y a pas lieu de parler de mitigation des dommages en assurance de personnes », insiste Me Charbonneau.
Les notions de « dommage » et de « préjudice » ne trouvent pas application quant aux indemnités qu’un assureur a convenu de payer en assurance de personnes, poursuit Me Charbonneau. Il indique que l’article 1479 pourrait trouver application lorsqu’il s’agit de considérer une demande accessoire de dommages moraux.
À ce sujet, le procureur souligne que l’article 1617 C.c.Q. comporte une stipulation restrictive lorsque le tribunal doit évaluer les dommages résultant du retard à verser l’indemnité prévue au contrat. Les dommages-intérêts résultant d’un tel retard consistent dans l’intérêt au taux convenu ou au taux légal.
« Le créancier y a droit à compter de la demeure sans être tenu de prouver qu’il a subi un préjudice. Le créancier peut, cependant, stipuler qu’il aura droit à des dommages-intérêts additionnels, à condition de les justifier », prescrit l’article 1617 du Code.
Dans le cas de l’assuré Denis Hébert, l’assureur Desjardins sécurité financière a versé les indemnités prévues durant environ 10 mois suivant le début de l’invalidité, avant de suspendre le paiement en avril 2015. Ce n’est que sept années plus tard que la Cour supérieure a donné raison à l’assuré.
La Cour d’appel a déterminé que l’assuré avait perdu le droit aux prestations en mai 2019, soit quatre ans après l’arrêt du paiement par l’assureur, parce qu’il ne suivait pas de traitement en lien avec le nouveau diagnostic associé à son invalidité.
Dommages moraux
Chose rare, le jugement de la Cour d’appel du 5 septembre 2023 est plus long que le jugement de première instance rendu en Cour supérieure en mai 2022. Le premier jugement comptait 24 pages, la décision en appel s’étend sur 34 pages.
La Cour d’appel a maintenu la condamnation de 20 000 $ de dommages-intérêts imposée en première instance à l’assureur. À cet égard, le tribunal d’appel rappelle que la Cour supérieure a aussi traité de l’arrêt Fidler c. Sun Life du Canada, rendu par la Cour suprême du Canada en 2006, sans toutefois l’appliquer au dossier en litige.
L’appelante au dossier, en l’occurrence l’assureur DSF, contestait le paiement de dommages moraux. L’assureur affirme que l’arrêt Fidler ne s’applique pas au droit civil québécois. Selon la disposition de l’article 1617 C.c.Q., l’intimé devait prouver une faute distincte de l’assureur, ce qu’il n’a pas fait, pour obtenir plus que l’intérêt payable pour le retard pris dans le versement des indemnités.
De plus, l’assureur estimait que la juge de première instance a commis une erreur en concluant à l’existence d’un préjudice, dont la preuve prépondérante n’établit pas l’existence.
La Cour d’appel détermine qu’il est inutile de trancher le débat jurisprudentiel entourant l’application de l’arrêt Fidler, une affaire qui relevait de la common law, aux contrats d’assurance qui sont soumis au Code civil du Québec. La Cour d’appel n’a jamais appliqué le principe de l’arrêt Fidler.
Le tribunal d’appel maintient la somme de 20 000 $ même s’il a suspendu le droit aux indemnités à partir de mai 2019. Selon la Cour d’appel, le préjudice avait déjà eu lieu « avant juillet 2018 ».