La Cour supérieure annule la décision rendue par le Tribunal administratif du Québec et ordonne à cet organisme d’entendre le litige entre un assuré et la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ). Le rapport de l’expert qui a estimé que l’assuré était apte à retourner au travail était contaminé par une preuve obtenue illégalement, estime le juge Jocelyn Geoffroy

Le jugement, daté du 20 septembre 2023, a été signalé au Portail de l’assurance par Me Maurice Charbonneau, avocat au cabinet Trivium.

Le demandeur, dont les initiales sont G.D., contestait une décision du Tribunal administratif du Québec (TAQ) qui confirmait cinq décisions en révision administrative rendues par la SAAQ. L’assureur refusait de verser au demandeur une indemnité de remplacement du revenu (IRR) à compter du 11 juillet 2014, car l’assuré était estimé apte à occuper un emploi. 

Cette décision était basée sur les conclusions du psychiatre Alain Sirois. Le demandeur alléguait que l’expertise était contaminée par une preuve obtenue illégalement et non déposée au dossier. Comme l’assuré n’a jamais pu la consulter, cette expertise n’aurait pas dû être considérée, estime G.D. Le juge Geoffroy lui donne raison et retourne le dossier au TAQ. 

Deux accidents 

À l’époque du premier accident, le demandeur travaillait comme releveur sur des chantiers routiers, devant souvent parcourir des centaines de kilomètres de façon journalière.

Le 21 septembre 2007, il est impliqué dans une collision avec un orignal à une vitesse de 80 km/h. G.D. est traité à l’urgence pour des douleurs cervicales et aux genoux et d’autres plaies sur le corps. Son épouse est devenue totalement invalide.

À la suite de l’accident, le demandeur est traité pour un trouble de stress post-traumatique (TSPT) qui débute par de l’hypervigilance. 

Il continue de travailler jusqu’en 2010, mais sa santé mentale se détériore. Un premier psychiatre mandaté par la SAAQ le rencontre le 26 novembre 2010 et confirme le diagnostic de TSPT. Cet expert inclut dans son rapport un nouvel événement impliquant G.D., en lien avec une collision avec un cerf de Virginie, survenu le 3 août 2010.

G.D. commence un traitement avec une travailleuse sociale. Pendant la thérapie, il perd son emploi, ce qui lui cause un stress supplémentaire. Le 6 septembre 2011, comme ses symptômes s’aggravent, le demandeur formule une demande de rechute au service d’indemnisation de la SAAQ.

Son médecin de famille confirme le caractère réel et invalidant du TSPT dans un rapport transmis le 28 octobre 2011. La SAAQ reconnaît la rechute.

Le 19 décembre 2012, une nouvelle expertise est faite par le Dr Charles Lajeunesse, à la demande de la SAAQ et du médecin de famille. Une note de 55 est accordée à l’échelle de l’évaluation du fonctionnement du demandeur.

La filature 

Avant le rendez-vous avec le Dr Lajeunesse, la SAAQ engage une firme de surveillance qui produit un rapport de filature durant les trois journées où le demandeur a dû se déplacer entre son domicile et Québec pour la nouvelle expertise. Ce rapport de surveillance, qui n’a jamais été déposé au dossier de la Cour, a été soumis au Dr Lajeunesse, qui n’a cependant pas changé ses conclusions.

La SAAQ a aussi fait parvenir le rapport de filature au Dr Sirois. L’assureur lui demande de ne révéler à personne l’existence du rapport, y compris au demandeur, et sous aucune considération. Il ne doit pas le commenter dans son propre rapport.

Ce document est produit le 12 juin 2014. Il conclut à l’absence d’état dépressif et à un TSPT probable et léger. Selon le psychiatre Sirois, seule la conduite en milieu forestier et de nuit est à éviter en tant que limitation fonctionnelle.

Aucun traitement ni médication n’est recommandé, mais l’expert attribue tout de même un stade de gravité important, soit de niveau 3. La modification de la fonction psychique est reconnue par la SAAQ le 17 octobre 2015. 

Le même jour, la SAAQ rend une première décision par laquelle elle met notamment fin à l’indemnité de remplacement de revenu du demandeur en date du 11 juin 2014. Elle cesse aussi de rembourser les traitements médicamenteux à compter du 19 août 2014, de même que les frais de transport ambulanciers, les frais de déplacement et de séjour à compter du 11 juillet 2014. 

Contre-expertise 

Le 28 janvier 2016, le demandeur est l’objet d’une autre expertise produite par le psychiatre Serge Gauthier. Le rapport est soumis le 4 mars 2016. Le Dr Gauthier conclut à un TSPT chronique et à une dépression majeure chronique, le tout rattaché aux deux collisions. Il précise également une incapacité évidente d’effectuer tout travail rémunérateur. 

Le 13 octobre 2016, le demandeur subit un infarctus du myocarde. Le 29 mars 2017, il est à nouveau victime d’une autre collision avec un cerf de Virginie. Le Dr Gauthier fait le lien avec la condition de stress aigu et continu du demandeur qui peut avoir causé l’infarctus. 

Le 19 avril 2018, la SAAQ rend une quatrième décision par laquelle elle refuse de reconnaître le lien entre l’infarctus et les collisions vécues par le demandeur, incluant le troisième événement survenu en mars 2017. Sans avoir dirigé le demandeur vers un autre spécialiste, l’assureur conclut qu’il est apte à occuper immédiatement à occuper un emploi de préposé à la location de matériel de sport. 

Les décisions sont maintenues par la révision administrative rendue le 20 mars 2019. Devant le TAQ le 18 juin 2019, le demandeur soumet une requête en irrecevabilité de l’enquête et de la filature.

Au cours de l’audition de cette requête entendue par une autre juge administrative, la SAAQ décide de retirer toute la preuve vidéo et les rapports d’enquête et de ne pas les déposer au dossier du TAQ en contestation. La requête du demandeur est jugée sans objet. La même juge refuse la demande de rejet de l’expertise du Dr Sirois datée de juin 2014. 

Le TAQ entend la preuve le 17 août 2021 et la décision est rendue le 22 octobre 2021, où les décisions rendues par l’assureur sont maintenues. Le demandeur dépose sa demande de contrôle judiciaire dans les délais requis. 

La règle du Code civil 

Dans son jugement, la Cour supérieure considère que la question générale soumise au TAQ ne relève pas de l’une des catégories appelant une dérogation à la présomption de contrôle suivant la norme de la décision raisonnable. 

« La question dans cette affaire est à savoir s’il était raisonnable pour le TAQ de confirmer les décisions de la SAAQ qui se fonde, entre autres, sur un rapport d’expertise qui tiendrait compte d’une preuve obtenue illégalement », écrit le juge Geoffroy au paragraphe 37 de sa décision. 

Par ailleurs, « l’admissibilité d’une preuve qui implique ou non l’application de l’article 2858 du Code civil du Québec portant sur les droits fondamentaux, relève, selon une jurisprudence constante, de la légalité interne de la décision, laquelle est soumise à la présomption d’application de la norme de décision raisonnable ». 

Le tribunal se penche ensuite sur l’analyse faite par les juges administratifs du rapport d’expertise du psychiatre Sirois. Le rapport de surveillance et l’enregistrement vidéo ne constituent qu’une infirme partie des documents auxquels Dr Sirois a accès à son analyse, selon le TAQ. 

« Le TAQ s’est contenté du fait que la SAAQ ne dépose pas la preuve de filature au dossier de cour pour accepter le rapport d’expertise du Dr Sirois, ce qui apparaît tout à fait invraisemblable et déraisonnable », écrit la Cour supérieure. 

Le texte de l’article 2858 du Code prescrit ceci : « Le tribunal doit, même d’office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l’utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. » 

Le TAQ n’a pas évalué si la SAAQ avait des motifs raisonnables pour procéder à une filature et a jugé acceptable que l’assureur ne dépose pas son rapport de filature en preuve. Le TAQ laisse entendre que l’expertise du Dr Sirois ne tiendrait pas compte du rapport de filature et il confirme les décisions de la SAAQ fondée sur cette expertise.

« Avec égards, cette décision du TAQ n’est pas raisonnable », écrit le tribunal. Le TAQ ne pouvait raisonnablement déduire que le Dr Sirois n’a pas été influencé par le rapport de filature simplement parce les pièces reliées à ce rapport ne représentaient qu’une infime partie des documents qu’il a consultés.

« Le TAQ considère comme un élément positif que le demandeur n’ait pas été interrogé sur les résultats de cette filature et son comportement sur la vidéo alors qu’à l’époque, ce dernier ignorait l’existence de ces éléments et qu’il n’a jamais eu l’opportunité de se faire entendre à ces sujets. » 

De plus, le TAQ a accepté que la SAAQ utilise un rapport de filature sans respecter les balises juridiques et sans justification. Selon le tribunal, « cette décision qui avalise une telle façon de procéder risque de créer un dangereux précédent ».

La Cour supérieure annule la décision du 22 octobre 2021 et ordonne le renvoi du dossier au TAQ devant deux autres arbitres pour entendre le litige.