La Cour d’appel du Québec a rejeté l’appel de la compagnie CFG Construction qui contestait deux jugements rendus en 2019 sur sa responsabilité criminelle et sur la peine qui lui était imposée. L’affaire remonte au 11 septembre 2012 lors du décès d’un camionneur à Saint-Ferréol-des-Neiges.
Le 14 février 2019, dans une longue décision rendue par la juge Hélène Bouillon, de la Chambre criminelle et pénale du district judiciaire de Québec de la Cour du Québec, la société intimée a été déclarée coupable de négligence criminelle.
Le 3 décembre 2019, le tribunal l’a condamnée à une amende de 300 000 $, plus une compensation supplémentaire de 45 000 $. L’entreprise se voit aussi imposer une probation de trois ans comportant plusieurs conditions.
Le 11 août 2023, la Cour d’appel a maintenu les deux jugements en défaveur de CFG Construction. La juge Marie-Josée Hogue a rédigé les motifs du tribunal au nom de ses collègues Geneviève Cotnam et Guy Cournoyer.
La décision du tribunal d’appel s’étend sur 48 pages. La juge Hogue réfute un par un les nombreux moyens d’appel avancés par le procureur de CFG Construction, Me Charles Levasseur.
Chantier éolien
La victime, Albert Paradis, était un camionneur possédant 25 années d’expérience. Il conduisait un camion lourd porte-conteneurs appartenant à CFG Construction. Il avait pour mandat de sortir des rebuts d’un chantier associé à un projet éolien réalisé par Boréa Construction, dont CFG était le sous-traitant.
Le camion de M. Paradis est chargé à 100 kilos près de sa capacité autorisée. Dans le virage d’une pente descendante en gravier avec un dénivelé moyen de 11,9 % sur 700 mètres, le camion se renverse.
Le corps de M. Paradis est retrouvé au sol, près du camion. La preuve ne permet pas d’établir s’il a sauté de l’habitacle ou s’il a été projeté à l’extérieur.
Au procès, l’expertise montre que les freins du camion Volvo fonctionnaient à seulement 53 % de leur capacité.
Le parc éolien a été implanté sur les terres privées du Séminaire de Québec, dans la MRC de la Côte-de-Beaupré à l’est de Québec. Une deuxième phase du parc éolien, menée par les firmes Boralex et Énergir, est présentement l’objet d’une consultation publique par le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement.
Un mauvais état connu
Quelques minutes avant de partir du chantier, le camionneur appelle sa conjointe pour lui dire : « Si je ne suis pas à la maison à 17 h 30, c’est parce que je vais être mort. » La veille, il lui avait fait part de sa crainte de conduire le véhicule en raison de son mauvais état, une situation qu’il avait maintes fois dénoncée auprès de son employeur.
Ce témoignage par ouï-dire de la veuve a été l’objet de nombreuses manchettes des médias durant le procès et il était au centre d’une des nombreuses requêtes soumises par la défense. D’autres témoins confirment que le mauvais état du camion était connu par plusieurs personnes présentes sur le chantier ou au sein de l’entreprise.
Dans le jugement sur la peine, on souligne que la veuve de la victime a reçu une indemnité de 120 000 $ de la Commission sur les normes, l’équité, la santé et sécurité du travail (CNESST). L’entreprise a versé au total 196 000 $ à la CNESST, ce qui comprend l’indemnité à la famille.
La poursuite
L’entretien du camion et surtout de son système de freinage est au cœur de la poursuite menée par le Procureur général du Québec. L’accusation avait été portée le 6 juin 2013. Le transporteur a nié sa culpabilité le 14 décembre 2015. Le procès a eu lieu sur 25 journées d’audience entre le 4 décembre 2017 et le 7 février 2018.
Durant le procès, la défense a soumis six requêtes, dont deux concernaient des violations constitutionnelles. Quatre d’entre elles sont reprises dans le mémoire d’appel.
La juge Bouillon a passé en revue toute la preuve et dressé le portrait de l’entreprise, de son fonctionnement et du rôle de deux de ses cadres supérieurs, soit son dirigeant principal et le mécanicien responsable du garage, dont le témoignage est parsemé de contradictions.
La juge de première instance rappelle ensuite que la présence des défectuosités mécaniques, de la négligence de l’entretien et des réparations, de la conséquence mortelle résultant de l’accident, ne signifient pas pour autant la preuve de la négligence criminelle.
Le transporteur avait le devoir de s’assurer que le camion était entretenu convenablement pour être utilisé sur la route, ce qui a été contredit par la preuve. Les défectuosités du camion, dont le système de freinage, « étaient importantes et les réparations effectuées sur celui-ci étaient inadéquates ».
La juge Bouillon établit, hors de tout doute raisonnable, le lien de causalité entre l’omission de l’entretien des freins du camion et la mort de M. Paradis.
La Cour d’appel rejette les 14 moyens d’appel, réunis en cinq grandes questions. « Le verdict n’est pas déraisonnable. L’appelante nous invite plutôt à refaire le procès et à revoir la conclusion, ce que nous ne devons pas faire », écrit la juge Hogue.
Précarité financière
CFG Construction avait soumis une proposition à ses créanciers en vertu de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité en 2009. Les assureurs Jevco et AXA détenaient des hypothèques mobilières sur l’universalité des biens de CFG afin de garantir leurs cautionnements.
La Cour supérieure a rendu plusieurs jugements dans ce dossier jusqu’en février 2013. Au moment de l’accident mortel, des créanciers continuaient à contester les décisions du syndic de faillite.
Au procès, il est établi que les dirigeants de l’entreprise suivaient les conditions imposées par le syndic et devaient exercer une gestion serrée des dépenses, incluant celles touchant l’entretien et la réparation du matériel roulant. Ces frais sont payés avec les cartes de crédit personnelles des dirigeants. Le garage est désuet et il n’y a pas de fosse permettant au mécanicien de rester debout sous le camion.
Les dirigeants ont affirmé que le camion Volvo 1997 était sécuritaire et qu’ils n’étaient pas au courant des récriminations du camionneur. Leurs témoignages n’ont pas été jugés crédibles en vertu de la preuve soumise par la poursuite.
Encore en mai 2023, la Commission des transports du Québec a modifié la cote de sécurité de CFG Construction et de deux sociétés apparentées pour la faire passer de « satisfaisante » à « conditionnelle », en rappelant que les manquements reprochés au transporteur ont un caractère récurrent depuis plusieurs années.
Un rare précédent
Dans un bulletin publié le 31 janvier dernier, le cabinet Lavery indique que ce jugement « impose un bref rappel quant à la responsabilité criminelle potentielle d’un employeur (…) pour le décès de ses employés et les blessures subies par ceux-ci en milieu de travail ». Il est donc possible de sanctionner une personne morale pour les fautes commises par un cadre supérieur en vertu du Code criminel.
Le parlement canadien a ainsi modifié ledit Code en 2003, à la suite d’un accident mortel survenu à la mine Westray en Nouvelle-Écosse. On a ainsi alors l’article 2 pour définir les termes « agent » et « cadre supérieur » d’une personne morale.
Parmi les autres amendements faits en 2003, les articles 217.1 et 22.1 du Code prévoient « non seulement une obligation légale de prendre les mesures voulues pour empêcher les blessures corporelles par quiconque dirige l’accomplissement d’un travail ou l’exécution d’une tâche », mais également la participation d’une organisation à une infraction de négligence en raison de certaines personnes œuvrant pour elles, indiquent les auteurs de la note.
Ainsi, le mécanicien responsable du garage dans cette affaire est considéré comme un cadre supérieur en raison des responsabilités qui lui incombent dans le champ d’activité qui lui a été délégué. Cette définition en vertu du Code criminel va plus loin que les infractions pénales prévues par les lois du travail du Québec, précise le cabinet Lavery.