Le modèle de mutualisation des risques qui fonctionne bien en assurance automobile ou en assurance maladie est mis à mal par les catastrophes naturelles, analyse Arthur Charpentier, professeur de mathématiques spécialisé en actuariat à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et éditeur du Journal of Risk and Insurance, une publication académique publiée par l’Université Madison, dans le Wisconsin.
Les conséquences financières des changements climatiques forment à ses yeux des défis mathématiques et font partie de ses sujets de recherches depuis 20 ans. Il a publié en juin dernier dans le quotidien français Le Monde un article titré Personne n’est préparé à l’augmentation exponentielle des pertes liées au risque climatique.
Il s’est référé à certains États américains pour illustrer ses propos. Les feux de forêt en Californie en 2017 et 2018 ont forcé les assureurs à payer près de 30 milliards de dollars de sinistres alors qu’ils n’ont perçu que 15 milliards en primes. Et depuis 2020, huit catastrophes ont causé entre 20 et 50 milliards de dollars en dommages.
Plus inquiétant encore, le rythme s’accélère. Cinq des six plus grands incendies de forêt de l’Histoire ont eu lieu en 2020 et ils ne tiennent pas compte des épisodes survenus au Canada et au Québec cet été, qui ont affecté des dizaines de millions d’Américains, et de ceux à Hawaï qui ont fait des dizaines de morts.
Les effets sur les assureurs se font sentir. Plus tôt, en 2023, aux États-Unis, State Farm a annoncé qu’il arrêterait toute souscription en Californie en raison de la hausse des coûts de construction, du risque croissant de catastrophes telles que les incendies de forêt et de la hausse du coût de la réassurance.
Des conditions d’assurance menacées
L’assurabilité des risques est caractérisée par trois facteurs, rappelle Arthur Charpentier : le risque assurable doit être quantifiable et distribué, une population assurable doit être consciente du risque, être prête à s’assurer et à payer le prix actuariel, et un assureur doit être prêt à porter le risque.
« Malheureusement, commente-t-il, le changement climatique menace ces trois conditions, avec des risques qui peuvent dépasser la capacité de couverture des assureurs. »
En assurance automobile, dit-il, l’assureur peut quantifier le risque et tarifer en conséquence. Il peut être certain d’indemniser les sinistrés à 99,999 % des cas. Avec les catastrophes naturelles, il peut calculer les primes, mais on peut ne pas avoir un capital pour couvrir les risques pour 99,999 % des situations.
Techniquement, cela veut dire que l’assureur peut faire défaut. Aux États-Unis, à la suite de grands sinistres naturels destructeurs et très coûteux, des dizaines de compagnies d’assurance ont cessé de prendre de nouveaux clients et des dizaines d’autres ont fait faillite ces dernières années.
Multiplication des catastrophes
Gigantesques feux de forêt, inondations, chaleur record dans de nombreux pays, pluies diluviennes dans d’autres, des risques augmentés d’ouragans dans l’Atlantique prévus cet automne : l’année 2023 risque de passer à l’Histoire comme une année charnière ou le début d’un temps nouveau.
« Les changements climatiques exacerbent le problème de la couverture, a ajouté Arthur Charpentier en entrevue avec le Portail de l’assurance. La possibilité que tout le monde soit touché augmente et devient très forte. (…) On a des scénarios en cascades qui sont catastrophiques et qu’on a du mal à envisager. »
Il rappelle que les catastrophes naturelles ont des impacts sur l’assurance habitation, l’assurance auto à cause de la destruction des véhicules et auront un impact sur l’assurance maladie en raison des problèmes de maladie qu’elles vont engendrer. Il va jusqu’à dire que le modèle actuel pourrait s’écrouler.
« On le voit clairement sur le marché de la réassurance. Il serait le premier à s’effondrer. Ses capacités ne sont pas infinies. Le montant des primes collecté par les réassureurs est de plusieurs centaines de milliards de dollars, mais si plusieurs catastrophes énormes surviennent à travers le monde, les primes collectées par les réassureurs ne suffiraient pas. Plusieurs pourraient faire défaut. La seule solution que l’on connaisse serait d’aller chercher des capacités sur les marchés financiers à travers des obligations catastrophes », dit-il.
Difficultés à modéliser
Ce qui se produit cet été est prédit par des experts depuis des années. Des rapports alarmants à propos des changements climatiques sont publiés chaque mois. Personne ne peut plaider l’ignorance de ce qui allait survenir, les assureurs encore moins que les autres.
« La réponse rapide est de dire que c’est vrai, réagit-il. La réponse plus compliquée, c’est qu’on n’est pas capable de savoir ce qui va arriver. Ce qui survient est beaucoup plus difficile à modéliser. C’est compliqué pour les assureurs. Ce n’est pas juste de savoir que ça va augmenter, mais de combien : est-ce que ça va être fois deux ou fois dix ? En conséquence, on a du mal à savoir le montant de la prime qu’on va demander. »
Or, si les primes augmentent trop, des gens ne se couvrent plus, que ce soit par choix ou faute de moyens. Ils s’en remettent à l’État pour être indemnisés. Il souligne que seuls, les citoyens ne peuvent pas faire grand-chose pour prévenir les impacts des changements climatiques. Ils comptent alors sur les pouvoirs publics pour prévenir, réparer les dommages et recevoir une indemnisation.
Au Canada et au Québec, aucun assureur ne semble avoir été mis en danger financièrement comme des compagnies d’assurance américaines par les très fortes indemnités remises aux sinistrés des changements climatiques, mais il faut garder à l’esprit la capacité des réassureurs à faire face à cette détérioration.
Un monde sans assurance ?
Arthur Charpentier évoque un devoir de solidarité sociale devant ces cataclysmes qui se multiplient, mais il reconnaît que c’est difficile à mettre en œuvre avec les changements climatiques. Au Québec, la solidarité existe en assurance auto avec le no-fault (indemnisation sans égard à la responsabilité), mais dans le cas des catastrophes, on a plus de mal à y parvenir, dit-il. Les gens qui n’habitent pas dans des zones inondables se demandent pourquoi ils devraient payer pour ceux qui s’installent sur le bord d’un cours d’eau ou d’un plan d’eau qui les mettent à risques.
Doit-on alors se préparer à un monde sans assurance dans le futur ? Oui, ça peut être envisagé, répond-il. C’est ce qui commence à se produire en Californie en raison de contraintes qu’ont les assureurs vis-à-vis de la hausse des primes. L’assurance privée pourrait être remplacée par d’autres outils. Dans les années 1980, décrit-il, la France a imposé la solidarité à travers un mécanisme de mutualisation dans le cadre duquel on fait payer la même prime partout, quel que soit le risque naturel. Toutes les catastrophes naturelles sont mises dans un groupe.
Le rôle de l’État dans le marché de l’assurance et des indemnités aux sinistrés des catastrophes naturelles fait l’objet de questionnement. Doit-il intervenir comme premier répondant ou au contraire en dernier recours, après les assureurs privés ? Le débat est en marche et il va s’accélérer avec la hausse et l’ampleur des sinistres liés au réchauffement climatique.
Aux États-Unis, pays très libéral où l’intervention des gouvernements est souvent mal vue, un État comme la Floride a tout de même mis en place en 2002 un système public, le Citizens Property Insurance Corporation, qui permet à tous les gens qui sont incapables de se procurer une assurance dans le marché privé de le faire auprès de cette entité gouvernementale. C’est un exemple de solidarité qui pourrait être fait ailleurs dans le futur.
Chose certaine, la capacité des assureurs et des réassureurs à faire face aux conséquences financières des catastrophes climatiques sera remise en question à mesure que les grands sinistres vont se multiplier, soutient le professeur.