En 2023, l’Université des Nations-Unies, une institution établie au Japon, a publié une étude qui évoque le point de bascule. Elle y décrivait six calamités qui menacent nos sociétés. La sixième est un futur non assurable et l’incapacité croissante à assurer les biens et les personnes face à des risques climatiques de plus en plus fréquents et intenses.
Dans certaines parties du monde, selon l’étude, ce point pourrait être franchi et déclencher une cascade d’impacts socio-économiques difficiles à prévoir, laissant les citoyens sans filet de sécurité financière.

Le Canada n’y est pas encore, mais il a traversé au cours des dernières années des événements climatiques extrêmes qui ont coûté très cher aux citoyens, aux assureurs et aux gouvernements, a rappelé France LeBlanc, conseillère stratégique aux affaires externes chez Beneva lors du colloque annuel du Laboratoire des services financiers de l’Université Laval tenu le 30 octobre dernier sous le thème des changements climatiques.
La tempête de grêle de Calgary en 2024 a coûté 3,3 milliards de dollars en pertes assurées, les dommages causés par l’ouragan Debby au Québec, 2,8 milliards de dollars.
Dans le cas de Calgary, une grande partie de la faute en revient à l’urbanisation, car les autorités avaient permis l’expansion de la ville dans un secteur menacé.
« Presque 50% des coûts encourus en 2024 ne l’auraient pas été dans le passé, car la ville s’est développée dans le corridor de grêle. À un moment, il va falloir s’aider et ne plus se mettre en danger alors que les risques sont connus », a commenté France LeBlanc.
Les grands sinistres naturels se multiplient
Feux de forêt monstres, comme plusieurs provinces canadiennes en ont vécus à l’été 2025, inondations printanières et estivales exceptionnelles au Québec qui affectent des milliers de résidents ; les grands sinistres naturels s’intensifient d’un océan à l’autre.
Selon l’Institut climatique du Canada les événements climatiques extrêmes sont de plus en plus nombreux, et leur nombre continuera d’augmenter. « Le nombre annuel de catastrophes recensées dans la [Base de données canadienne sur les catastrophes (BDC)] ne cesse d’augmenter depuis les années 1970, fluctuant entre 8 au début des années 1970 et 27 en 2016 », écrit l’institut dans un rapport sur le coût des catastrophes naturelles, publié en 2020. Mais, poursuivent les auteurs, « cette hausse est faible par rapport à l’explosion des coûts des catastrophes, dont la moyenne par catastrophe est passée de 8,3 millions de dollars dans les années 1970 à 112 millions entre 2010 et 2019 ».

« Une réflexion s’impose sur la protection du consommateur ; il en va de leur patrimoine », a dit Me Jannick Desforges, directrice des affaires juridiques et de la réglementation à la Chambre de l’assurance lors du panel présidé par Mathieu Boudreault, professeur en actuariat au Département de mathématiques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
Lors de son exposé, Me Desforges a soulevé les questions de la confusion chez le consommateur à propos du libellé des contrats d’assurance, des risques climatiques et des protections disponibles, ainsi que l’importance du rôle de l’agent et de celui de courtier en assurance de dommages en matière de conseils pour bien se protéger. Parce qu’actuellement, soulève-t-elle, plusieurs sinistrés découvrent qu’ils n’étaient pas assurés pour certains sinistres alors qu’ils croyaient l’être.
« Si le prochain événement climatique est un tremblement de terre, a-t-elle supposé, une mauvaise surprise attend les consommateurs, car 38% des Québécois pensent, à tort, qu’ils ont la protection alors que seuls 7% ont acheté l’avenant, selon le Bureau d’assurance du Canada (BAC) ».
« En matière d’événements climatiques, mieux les consommateurs se font expliquer les risques et les protections disponibles, plus ils sont aptes à prendre des décisions éclairées pour protéger leur patrimoine », a-t-elle ajouté.
Les zones à risque
Actuellement au Québec, 50% des sinistres en habitation sont des dégâts d’eau ; la moitié surviennent lors d’événements météorologiques. Selon le BAC, 20% des Québécois sont exposés aux inondations, mais la moitié ne serait pas assurable, alors que les pertes liées aux inondations des sous-sols au Canada ont triplé en 10 ans.
Les victimes ne tirent pas toujours les leçons d’un sinistre. Par exemple, la majorité des sinistrés de Calgary ont choisi de rebâtir à l’identique parce qu’ils ne pouvaient pas nécessairement assumer les coûts de matériaux plus résistants.
« Malheureusement, l’histoire risque de se répéter lors de la prochaine tempête de grêle », appréhende Jannick Desforges.
Autre phénomène qui affecte sévèrement les assureurs : l’augmentation fracassante des coûts de rénovations ou de reconstructions des immeubles. Depuis la pandémie, ils ont grimpé de presque 100%, d’après France LeBlanc, de Beneva.
Les répercussions « invisibles »
Lors d’inondations de sous-sols, l’eau ne provoquent pas que des dommages matériels importants, a souligné pour sa part le professeur agrégé au Département de finance, assurance et immobilier de l’Université Laval, Michaël Bourdeau-Brien.
« L’analyse des impacts des catastrophes naturelles en contexte d’assurance tend à se concentrer sur les dommages matériels, mais elle néglige les répercussions moins visibles : les effets sur la santé physique, psychologique, le sentiment de perte de chez soi et la perte de satisfaction », a-t-il déploré.
Or, selon lui, les impacts invisibles sont au moins aussi importants que les pertes matérielles. Devant ces effets, il suggère le développement de nouvelles protections dans les contrats d’assurance, telles qu’un avenant « bien-être » associé à la survenue d’une catastrophe naturelle.
« La responsabilité doit être partagée »
Au niveau de la prévention et de la résilience en matière de grands sinistres naturels, « le fardeau ne peut pas être mis sur les épaules d’un seul acteur », a soutenu Jannick Desforges. « La responsabilité doit être partagée entre tous ; consommateurs, assureurs, gouvernements. »
Elle croit notamment que le gouvernement pourrait offrir des subventions « Réno-résiliences », investir dans l’adaptation des infrastructures publiques, telles que les rues et les parcs éponges, interdire de rebâtir dans des zones à très haut à risques et adapter le Code du bâtiment aux nouvelles réalités.
Tous ont leur rôle à jouer, selon elle, et il vaut mieux ne pas trop attendre. Voyez ce qui se produit aux États-Unis, a-t-elle mis en garde, citant le retrait d’assureurs de certaines régions en raison des feux de forêt et des inondations, la diminution des limites de protection, le refus d’offrir des couvertures ou de renouveler le contrat, et même les assureurs quittant le marché.
Le mot clé, l’adaptation
Alors, que faire pour éviter d’atteindre le fameux point de bascule ?
« Le grand mot clé est adaptation », a répondu France LeBlanc.
L’industrie de l’assurance constate qu’il y a beaucoup d’investissements qui se font dans la lutte aux changements climatiques, mais maintenant, selon cette représentante de l’industrie, il faut investir dans l’adaptation.
Les assureurs sont déjà à cette étape et ont entrepris beaucoup d’actions, a-t-elle décrit :
- Sophistiquer l’évaluation des risques, ce qui permettra de raffiner la cartographie pour offrir à des clients une protection à certains prix et exclure ceux qu’on ne voudra plus assurer.
- Certains proposent déjà des franchises différenciées pour les dégâts d’eau, ce qui responsabilise leurs assurés qui feront peut-être de la prévention pour éviter une franchise de 5 000 $ plutôt que de 2 500 $ lors d’un prochain sinistre.
- Accorder des rabais à l’installation de dispositifs de prévention.
- Créer de nouvelles garanties qui encourage la reconstruction plus résiliente, avec des matériaux plus résistants à l’eau. C’est un geste en démarrage dans l’industrie. « Il y a une évolution à faire sur nos contrats d’assurance », a dit France LeBlanc à ce sujet.
- Intégrer la notion d’économie circulaire. Elle permet de sauver beaucoup de matériaux qu’on n’enverra pas au dépotoir en favorisant l’assèchement et en proposant notamment aux clients de réparer des biens légèrement endommagés plutôt que de les remplacer.