Le thème de la quatrième édition du colloque Femmes en finance, tenu à Québec à l’automne 2019, était « Cultiver le bonheur, tout le monde y gagne ». La séance de clôture ciblait le thème encore plus directement : « Mesdames, êtes-vous heureuses ? ».
Quatre dirigeantes ont tour à tour résumé leur parcours professionnel et les sacrifices qu’elles ont dû faire pour concilier les exigences du travail et la vie familiale. Elles ont toutes cité les réalisations et les résultats comme des éléments qui contribuent au bonheur au travail. Alors, comment trouvent-elles ce bonheur ? Voici un résumé de leurs propos.
Écouter son corps
Lucie Blanchet, première vice-présidente à la direction, particuliers et marketing à la Banque Nationale du Canada, souligne la grande transformation de l’industrie des services financiers, où la présence des femmes est bien plus évidente qu’il y a 25 ou 30 ans. Comptable de formation, elle travaille pour la Banque Nationale depuis 2003, après avoir travaillé dans d’autres institutions depuis le début des années 1990.
Selon elle, il y a eu une grande évolution chez les gestionnaires de ressources humaines. On sent désormais une plus grande mobilisation autour de la santé et du mieux-être des employés.
Mme Blanchet reconnait qu’au début de sa carrière, le travail occupait beaucoup de place dans sa vie. En tant que femme dans un milieu d’hommes, elle voulait montrer sa valeur et son expertise, raconte-t-elle. Sa recherche de l’équilibre a été interrompue quand elle a fondé une famille. « Au début, on pense qu’on peut y arriver en ne changeant rien. »
Elle a été forcée de prendre un congé de maladie pour épuisement professionnel, à la fin des années 1990. « À l’époque, le mot burnout était tabou; ce n’était pas un sujet très populaire. J’ai vécu ça comme un échec. Aujourd’hui, je sais que c’est la meilleure chose qui pouvait m’arriver », dit-elle.
Par la suite, elle a toujours fait en sorte de bien évaluer le contexte du travail, tout autant que la tâche à accomplir. « On ne peut pas atteindre la perfection dans tout ce qu’on fait, et tout le temps », ajoute-t-elle.
Elle dit avoir appris la nécessité « de choisir ses batailles, d’arrêter de se mettre une pression inutile ». Il faut apprendre à dire non; sinon, l’agenda se remplit tout le temps. « Il faut prendre du recul et se garder du temps pour soi », suggère-t-elle.
Tout en accordant la priorité au bonheur familial et en veillant à sa réussite professionnelle, il faut apprendre à gérer le stress, chose qui passe par la nécessité de trouver du temps pour soi. « Ce n’est pas égoïste; c’est sain », insiste-t-elle. Pour cela, elle pratique le sport et fait de la lecture.
« Depuis 20 ans, je gère mieux ma carrière, mais je dois rester aux aguets. Et j’ai changé d’employeur. »
Lucie Blanchet a souvent changé de fonction au sein de l’institution financière, par besoin de nouveauté. « J’ai toujours eu une grande soif d’apprendre. Après trois ans dans le même poste, si je n’apprends plus rien, je me sens prisonnière et je m’ennuie. »
Chacun de ces changements a été dicté par cette soif de connaissance. La meilleure marque de reconnaissance qu’on peut lui offrir est de lui demander de relever un nouveau défi, ajoute-t-elle.
La discipline de l’athlète
Après des études universitaires en marketing, Marie-Huguette Cormier a fait une maitrise en administration des affaires, en marketing et en management, toujours à l’Université Laval. Elle travaille pour le Mouvement Desjardins depuis 31 ans, où elle est actuellement vice-présidente principale aux ressources humaines et aux communications.
Classée parmi les meilleures escrimeuses au pays, elle a représenté le Canada aux Olympiades de Los Angeles (1984) et de Séoul (1988). Son parcours d’athlète l’a forcée à une grande discipline et à beaucoup de stabilité.
« Quand on est athlète, on doit compartimenter. Je l’ai fait pendant 12 ans. J’ai gardé cette attitude dans mon travail. Tout ce que j’ai appris grâce au sport me sert dans mon travail. Je fais d’ailleurs des conférences là-dessus », dit-elle.
Après huit années comme professionnelle, en début de carrière, elle a eu ses deux enfants. On lui a ensuite offert des postes de direction. Comme athlète, elle était obsédée par l’atteinte des résultats, ce qu’elle a transposé dans sa carrière. Elle aime diriger des équipes et relever des défis.
En conséquence, elle a plusieurs fois changé de secteur d’activité au Mouvement Desjardins. « Des gens m’ont fait confiance. On pensait que je pouvais être bonne à tel endroit. J’aime la prise de risques », dit-elle.
À une seule occasion, elle a demandé une réaffectation après avoir constaté qu’elle n’était pas à sa place. Chaque fois, elle s’assurait d’avoir la latitude requise pour réaliser le mandat qu’on lui confiait. « Le bonheur n’était pas l’objectif, mais en aidant mon équipe à atteindre le résultat visé, on s’en approche. »
En 2002, elle devient la première femme à avoir monté les échelons dans l’institution avant de se joindre au comité de direction de la fédération. « Je n’avais pas de modèle, j’avais de jeunes enfants. J’ai décidé pour moi-même qu’il me fallait de la flexibilité dans l’horaire », dit-elle.
Depuis 15 ans déjà, elle travaille trois jours par semaine à Montréal. Le reste du temps, Mme Cormier est à Lévis et passe ses soirées en famille. Elle assure n’avoir raté aucun spectacle de ses enfants ni aucune rencontre de parents ou compétition sportive. « Mon employeur savait que si je prenais ce temps-là pour ma famille, j’allais le remettre au centuple », dit-elle.
Elle continue à s’entrainer quatre fois par semaine, 45 minutes à la fois. Ce sont les activités sociales qui ont écopé. Dès qu’elle peut, elle ouvre un livre. « Il faut établir ses priorités et avoir une bonne entente avec le conjoint. »
Selon Marie-Huguette Cormier, les gestionnaires doivent désormais faire preuve de plus de flexibilité et d’une meilleure capacité d’écoute pour favoriser le bonheur dans leur entreprise. « Les femmes, lorsqu’on veut régler un problème, on le met sur la table et on essaie de le régler. Les hommes ne fonctionnent pas du tout comme ça et ils pilotent leurs dossiers de manière très différente. Ça fait partie des règles du jeu non écrites qu’on apprend avec l’expérience », dit-elle.
Les programmes de santé et mieux-être au travail sont un bon outil pour favoriser cet équilibre, mais la première tâche du patron est de rendre ses employés responsables, précise-t-elle.
Un parcours plus mouvementé
Mélissa Gilbert est vice-présidente principale, affaires financières, actuariat corporatif et gestion des risques, à La Capitale, depuis le début de 2019. Auparavant, elle a occupé des fonctions similaires dans plusieurs autres entreprises, depuis le début des années 2000.
Étant la plus jeune de ses homologues, son parcours professionnel a été plus mouvementé. « Je suis à la fin de la génération X », dit-elle. Les gens plus âgés sont généralement plus fidèles à leur entreprise et restent chez le même employeur presque toute leur vie.
« Les plus jeunes générations veulent avoir une vie, s’amuser, voyager, pas juste avoir une carrière. En fait, ils veulent avoir plusieurs carrières », dit-elle. Elle a souvent changé d’emploi par envie d’apprendre, pour relever de nouveaux défis.
Dans le passé, Mélissa Gilbert a eu à redresser des entreprises en difficulté financière. « Quand j’avais de mauvaises nouvelles à annoncer, les gens savaient que je n’étais pas à l’aise de le faire », dit-elle.
Il faut quand même éviter les excès de vulnérabilité : tout est une question de dosage. La transparence est toujours la meilleure option, souligne-t-elle.
« Quand on doit faire preuve de leadeurship, il faut savoir écouter, mais surtout, décider. Les gens acceptent la décision s’ils sentent qu’on sait où on s’en va », dit-elle.
Quand elle se sent sur le point de perdre son calme lors d’une réunion, elle se force à prendre des notes. « J’ai vu des réunions où des patrons perdaient leur sang-froid. Quand on fait ça, on ne nous écoute plus, et on perd de la crédibilité », dit-elle.
Dans les grandes entreprises, il faut savoir pouvoir faire preuve d’instinct politique. « Communiquer ses idées, ça aide à convaincre les gens d’adhérer à notre projet et à négocier pour obtenir des appuis », explique Mme Gilbert.
Elle aime reconnaitre la qualité du travail bien fait par ses collègues. « Quand on nous confie un dossier, c’est une marque de confiance », dit-elle. Il arrive quand même un moment dans la carrière où on se sent assez en maitrise pour ne pas avoir besoin de ces marques de reconnaissance, poursuit-elle.
Selon elle, l’écoute active est une qualité essentielle pour le gestionnaire qui veut conserver un bon climat de travail. Pour faciliter le travail d’équipe, il ne faut pas hésiter à remanier les tâches et les confier à la bonne personne. « Si on veut aider les gens à progresser dans l’entreprise, il faut miser sur leurs forces », dit-elle.
L’efficacité, ça rend heureuse
Christine Filgiano reconnait qu’elle « carbure à la productivité ». La vice-présidente principale, portefeuille construction et risque, à Ivanhoé Cambridge – le bras immobilier de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) –, dit adorer le défi intellectuel associé à la résolution de problèmes.
Elle ajoute qu’il lui a fallu beaucoup de temps pour comprendre que son bonheur englobait également la réussite professionnelle. « Je suis une maniaque de l’efficacité. Partout où je peux optimiser les processus, je le fais, même en faisant dix choses à la fois, même à la maison. Et l’efficacité, ça me rend heureuse », dit-elle.
Comptable de formation et diplômée de l’Université Concordia en 1989, Christine travaille à la CDPQ depuis neuf ans. Elle est aussi mère de deux enfants et elle a dû accepter, en cours de route, d’avoir de l’aide domestique.
« Il n’y a pas de magie quand on veut concilier le travail et la famille. Ça m’a pris du temps pour arrêter d’avoir des remords et trouver que je ne consacrais pas assez de temps à mes enfants, à mes parents, à mes amis. C’est aussi ça, le bonheur; c’est de s’accepter en reconnaissant nos défauts et nos limites. Il faut arrêter de vouloir tout faire, de vouloir que tout soit parfait », reconnait-elle.
En conséquence, elle met aussi moins d’efforts à entretenir un large réseau social et profite de ses temps libres pour se reposer. Il y a environ deux ans, Mme Filgiano a pris un congé sabbatique pour passer plus de temps avec sa fille, qui vivait une période difficile. Après presque 30 ans sur le marché du travail, elle sentait le besoin de faire une pause pour prendre un peu de recul. Elle songeait même à prendre sa retraite.
« Je devais être partie dix mois, mais après six mois, je n’en pouvais plus. Je me suis dit que je n’allais pas être comme ça pendant 20 ou 30 ans, alors je suis retournée au travail », raconte-t-elle en souriant.
Il n’y a pas de courage sans reconnaissance de sa vulnérabilité, ajoute Christine Filgiano. Selon elle, il est tout à fait normal d’avoir le trac lorsqu’on doit présenter le résultat de son travail à ses collègues ou à ses clients.
Elle dit être très inspirée par le courage de Chuck Yeager, le premier pilote qui a réussi à franchir le mur du son en 1947. « Tous les autres pilotes qui ont essayé avant lui levaient le pied parce que leur appareil tremblait; ils étaient très secoués et ils avaient peur de faire exploser l’avion. Chuck Yeager, au lieu de ralentir, il a choisi d’accélérer. »
Cette histoire la guide lorsque la peur lui dicte de se retirer au lieu de foncer. « La plupart du temps, en fonçant, on réussit des choses extraordinaires », dit-elle.
Gérer une équipe est nettement plus complexe que de gérer des portefeuilles, ajoute Christine Filgiano. « Les gens veulent se sentir respectés, en confiance. Si les gens sont heureux autour de nous, il y a de bonnes chances qu’on le sera nous aussi », dit-elle.
Notre série sur le sujet des femmes en finance :
- Mardi 7 avril : Être dirigeante et heureuse : c’est possible !
- Mercredi 8 avril : Comment intéresser les femmes à une carrière alliant intelligence artificielle et assurance ?
- Jeudi 9 avril : La dirigeante d’une banque témoigne : le parcours de Nadine Renaud-Tinker