Heureusement pour les assureurs et les assurés, les camions lourds ne s’enflamment et ne se réduisent pas en pertes totales tous les jours. Mais la rareté de ces incidents les transforme en véritables casse-têtes pour les juges impliqués dans les litiges à propos de la valeur des véhicules concernés.

En effet, dans un tel contexte de rareté, difficile d’établir la « manière habituelle » de déterminer la valeur des biens, comme l’édicte l’article 2490 du Code civil du Québec, dans sa sous-section sur « Le montant de l’assurance ». 

Depuis le 5 avril 2023, l’arrêt prononcé par les juges d’appel Mainville, Gagné et Beaupré dans la cause Transport Car-Fré contre Échelon Assurance, rappelle cependant aux législateurs de ne pas écarter trop rapidement du revers de la main les exemples comparables, même rares et imparfaits, que les parties trouveront à leur soumettre.

Causes du litige

Avant de bouleverser les règles d’évaluation, Transport Car-Fré, une compagnie spécialisée dans le transport de véhicules, est venue troubler le calme des routes estivales : entre le 31 mai et le 26 juillet 2018, deux camions avec support (« headrack ») et une remorque de cette compagnie ont été réduits à l’état de perte totale, par des incendies, lors de leurs déplacements interprovinciaux. Le montant de remboursement d’Échelon Assurance devint alors objet de litige. 

En première instance, la juge Isabelle Germain a opéré un débroussaillage parmi les faits et requêtes de Transport Car-Fré, en donnant raison à Échelon quant à son refus de payer la remorque, faute de couverture suffisante. Mais la magistrate ne s’est pas montrée mieux disposée envers les arguments de la compagnie d’assurance en ce qui a trait à la mésentente sur la valeur des véhicules et des supports qu’il restait à indemniser.

Sur ce point encore, la juge Germain a accordé tout son crédit à l’expert représentant l’assureur, Jean Turcotte. Transport Car-Fré ressortit donc de ce tribunal bredouille, avec des frais de justice à payer et 4 355 $ de frais d’expertise à rembourser à Échelon Assurance. 

Une cause qui vaut son pesant d’or 

Pourtant, la mésentente sur les montants supplémentaires demandés par le transporteur relève d’une question beaucoup plus complexe qu’un simple calcul monétaire. Elle oblige à un choix entre deux modèles d’application de la loi puisque, à l’aveu même de la magistrate, aucune « formule particulière pour établir la valeur des véhicules assurés » n’a été prévue.

La juge Germain explique elle-même que la jurisprudence l’oblige à trancher entre les méthodes d’évaluation. Il est aussi possible de les combiner de façon cohérente et créative, voire y renoncer pour en créer une nouvelle, surtout si celle-ci se trouve confrontée à des conclusions trop divergentes.

En ce qui concerne l’incendie de l’un de ses camions avec support sur les routes de McBride, en Colombie-Britannique et près de North Star, en Alberta, les demandes et les propositions sont loin de se rejoindre. En effet, Transport Car-Fré s’attend à un montant total de 65 % de plus que ce qui lui a été offert par l’assureur pour les camions et leur support (91 307,38 $ plutôt que 58 250 $). 

Deux poids, deux mesures 

Deux modes d’évaluation font partie des usages en la matière : l’un consiste à chercher simplement à connaître la valeur marchande du véhicule au moment de l’incident. L’autre nécessite de déterminer le coût de remplacement du véhicule, duquel est soustrait un montant associé à la dévaluation normale du véhicule à travers le temps, ce que les juristes appellent le « coefficient de vétusté ».

L’expert Turcotte, mandaté par Échelon Assurance, a opté pour ce second mode : il appuie son évaluation sur les normes d’estimation et les valeurs de dépréciation en vigueur dans le Guide sur l’estimation des dommages aux véhicules et équipements lourds. Il amène aussi trois évaluations comparables d’assemblage camion, avec support et remorque. Mais cette dernière information ne sera mentionnée que dans l’argumentaire de l’appel. 

Transport Car-Fré présente toutefois un autre expert, Martin Savoie qui, lui, soutient son argumentaire entier par une sélection de comparables parmi les véhicules usagés. Il en a sélectionné trois pour soutenir son argumentaire sur les véhicules et accessoires impliqués dans l’incident de McBride et trois autres pour ceux de North Star.

M. Savoie justifiera sa méthode d’analyse en précisant que le guide ne constitue un outil de référence qu’en dernier recours, « si les parties ne disposent pas de comparables ou encore, s’il s’agit d’un véhicule très récent. ». Une telle affirmation donnera une nouvelle tournure à la suite de l’argumentaire, qui portera ensuite beaucoup plus sur la pertinence des comparables que sur la valeur des biens en présence. 

Des objections

La principale objection que la juge Germain oppose au recours aux comparables est que, parmi les six qui lui sont proposés par l’expert Savoie, trois portent sur le camion seul et deux autres, sur des camions avec support et roulotte. Un seul concerne un assemblage de camion et support seulement. Il constituera l’unique modèle un tant soit peu valable, mais nettement insuffisant, aux yeux de la magistrate. Celle-ci justifiera également son choix en soulignant une différence d’année et de kilométrage entre l’assemblage camion et support, invoqué pour l’incident du North Star, et le comparable retenu.

L’expert de l’assureur, Jean Turcotte, admet néanmoins que les camions utilisés par le transporteur se dévaluent moins rapidement que ne l’indique le guide. Mais il assure avoir pris cet élément en considération et évalué chacun de ces véhicules selon leurs caractéristiques propres.

Cette précision, ainsi que celle selon laquelle il aurait évalué des camions de la flotte du demandeur à maintes reprises au cours des vingt dernières années, a finalement convaincu le juge de la supériorité de son expertise. Toutefois, aucune de ces caractéristiques propres (kilométrage, peinture, éléments reconditionnés à neuf, marque du véhicule, etc.), pas même l’année, n’est rapportée dans le jugement.

Des omissions exigeant une intervention 

Pourtant, Jean Turcotte reconnaissait lui-même, en contre-interrogatoire, qu’une autre approche, combinant les deux modes d’évaluation, convenait à la situation : une soustraction d’un prix dévalué par l’usure du temps de la remorque, de celui des comparables avec support et remorque aurait pu être utilisée. Cette méthode de calcul, appliquée aux trois assemblages camion-support-remorque proposés par l’expert Savoie, ainsi qu’aux trois autres, proposés par l’expert Turcotte, mène à des sommes oscillant entre 87 082 $ et 97 082 $, soit un résultat pleinement convergent avec celui de Martin Savoie, qui en avait déduit d’une valeur de 91 307,38 $. 

Ce calcul, totalement omis dans le jugement de première instance, amène un total revirement de la situation en appel. En conséquence, Échelon Assurance est condamné à payer à Car-Fré 33 823,05 $ pour son assemblage incendié à McBride (calcul après déduction de la franchise et quelques autres frais) et 34 548,43 $ pour celui de North Star. S’y ajoutent également les intérêts pour chacun d’eux ainsi que le frais de cour de première et de seconde instance.