Le tribunal vient d’accorder à un demandeur des prestations d’invalidité et ordonne à l’assureur de reprendre le versement des indemnités interrompu depuis avril 2014.
Le 14 juin dernier, la juge Sophie Picard du district de Longueuil de la Cour supérieure a tranché un litige qui opposait un ancien employé de l’École Polytechnique de Montréal à l’assureur Industrielle Alliance (iA).
Le demandeur, Guy-Pierre Boucher, réclamait à l’assureur des prestations d’assurance invalidité de 6 694,67 $ par mois à compter du 8 avril 2014, et ce, tant qu’il sera invalide ou jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge de 65 ans, selon la première de ces éventualités.
L’assureur estimait qu’il était justifié de cesser le versement des prestations dans la mesure où son invalidité n’était pas prouvée. Par ailleurs, si le tribunal concluait qu’il n’aurait pas dû interrompre les prestations, l’assureur soutenait que son obligation aurait dû prendre fin à l’une ou l’autre des trois occasions survenues la même année :
- quand le demandeur et son médecin ont confirmé qu’il était prêt à un retour progressif au travail (4 août 2014) ;
- lors de la fin d’emploi convenue avec l’employeur (5 septembre 2014) ;
- au début de l’emploi pour l’entreprise de son beau-frère (1er octobre 2014).
Le contexte
La décision du tribunal reproduit sur trois pages les clauses pertinentes de la police d’assurance qui couvre le régime collectif de l’employeur. On y mentionne la participation à un programme de réadaptation approuvé par l’assureur.
Ensuite, la juge Picard explique son analyse et les motifs qui l’incitent à déterminer que l’assureur n’aurait pas dû mettre fin aux prestations d’assurance invalidité à compter du 8 avril 2014.
Après une dizaine d’années dans le domaine informatique, le demandeur est embauché en 2003 chez l’employeur à titre de webmestre. En 2011, il est promu gestionnaire de l’équipe de développement et relève du directeur informatique de l’établissement.
Au retour de ses vacances en juillet 2012, M. Boucher confirme qu’il souffre d’épuisement et d’une dépression. Le demandeur arrête de travailler le 9 août 2012.
En décembre 2012, en l’absence de progrès de son état de santé, son médecin l’envoie consulter un psychiatre, qu’il rencontre à plusieurs reprises. Ce dernier l’estime remis de sa dépression majeure dès le 12 février 2013.
En janvier 2013, l’employeur avise l’assureur qu’il sera admissible aux prestations d’assurance salaire de longue durée, lesquelles équivalent à 85 % de son salaire. Les sommes lui seront versées du 7 février 2013 au 7 avril 2014.
L’assureur confie le dossier à son conseiller en réadaptation en juillet 2013, lequel fait des recommandations relativement à un retour progressif au travail. Le plan de réadaptation en plusieurs étapes comprend une nouvelle évaluation par un psychiatre.
Ce dernier confirme le trouble dépressif majeur, en rémission partielle, la fatigue importante et les problèmes sérieux au travail. Un programme plus détaillé est proposé pour aider le demandeur à retrouver son énergie et son activité. Une clinique de réadaptation spécialisée en optimisation des capacités est mise à contribution et propose une démarche au médecin traitant. Ce dernier donne son accord en janvier 2014.
Les exercices physiques, à raison de trois séances par semaine, ne donnent pas les résultats attendus. Le demandeur est toujours fatigué et se dit incapable de travailler. Il relie ses symptômes à la maladie de Lyme, mais les tests passés par la suite ne confirmeront pas ce diagnostic. Il sera aussi question du syndrome de fatigue chronique.
Retour progressif
La clinique de réadaptation propose néanmoins le retour progressif au travail. Durant cette période de mars et avril 2014, de nombreux échanges ont lieu entre le demandeur, son médecin et les différents intervenants sur la question du retour progressif au travail. Le plan prévoit une progression d’heures sur une période de 10 semaines, à partir de huit heures par semaine, jusqu’à un retour à temps plein.
L’information sur les limitations fonctionnelles fournie par le médecin est jugée insuffisante par l’assureur, qui confirme par écrit la fin des prestations le 7 mai 2014.
En juillet 2014, un nouveau plan de retour progressif au travail est discuté avec le médecin traitant. L’employeur est prévenu que le demandeur prévoit de rentrer au travail le 4 août 2014.
Le 31 juillet 2014, l’assureur juge toujours insuffisantes les notes du médecin traitant pour conclure à l’invalidité de l’assuré. Ce dernier est informé qu’il dispose de 60 jours pour en appeler de cette décision. Le demandeur, après avoir demandé plusieurs prolongations de ce délai, décide de ne pas aller de l’avant.
Par ailleurs, l’employeur réagit négativement à la demande de retour progressif. Les parties conviennent que le retour à temps partiel n’est pas une avenue pertinente pour l’employeur. Une entente sur la fin d’emploi est signée le 19 septembre 2014. Elle comprend notamment le versement d’une somme de 110 000 $ au demandeur.
Des efforts
À partir d’octobre 2014, le demandeur travaille pendant quelques mois comme consultant informatique pour l’entreprise dont son beau-frère est actionnaire. L’expérience n’est pas concluante. M. Boucher a de la difficulté à respecter un horaire et à effectuer un travail soutenu.
Le seul travail rémunéré qu’il effectuera à compter de 2018 sera de réparer de vieux pianos afin de les revendre, une activité menée avec ses deux fils et qui ne lui rapportera que quelques milliers de dollars.
Le demandeur continuera de consulter des spécialistes à partir de 2016. Les rapports de plusieurs spécialistes ont été déposés en preuve devant le tribunal. Après la retraite de son médecin traitant, d’autres professionnels ont pris soin de M. Boucher par la suite. Dans ses notes, son médecin actuel se réfère régulièrement à la fatigue chronique du demandeur.
Ce dernier a produit sa demande introductive d’instance en avril 2017. Au paragraphe 61 du jugement, le tribunal note que le demandeur « répondait toujours à la définition d’invalidité en vertu de la police d’assurance, le 8 avril 2014 » et que la décision de l’assureur de cesser les prestations à cette date « n’était pas justifiée ».
Le tribunal estime que la décision du premier médecin traitant de repousser la date du début du retour progressif au travail « était raisonnable »
Les témoignages de l’assuré et de sa conjointe concernant l’état de santé du demandeur n’ont pas été contredits par l’assureur. Depuis 2012, il est devenu l’ombre de lui-même. « Manifestement, son niveau de somnolence diurne et de fatigue le 8 avril 2014 ne lui aurait pas permis d’exécuter ces fonctions de façon substantielle », ajoute le tribunal.
Le demandeur n’était pas prêt à amorcer un retour progressif au travail. « La position de M. Boucher ne relevait pas d’un caprice et ne dénotait aucune mauvaise foi. »
Après la fin d’emploi
Le demandeur avait-il encore droit aux prestations d’assurance lorsqu’il s’est finalement dit prêt à un retour progressif à l’emploi ?
Le tribunal conçoit mal que le seul fait de consentir à un retour progressif entraîne la fin de l’invalidité totale et du versement des prestations. Le demandeur ne reconnaissait aucunement être en mesure de retravailler à temps plein à partir du 4 août 2014.
Concernant la cessation du lien d’emploi avec l’École Polytechnique, l’assureur invite le tribunal à assimiler la fin d’emploi à une démission de la part du demandeur. Or, le tribunal ne peut en l’espèce considérer la fin d’emploi de M. Boucher « comme une véritable démission ».
L’employeur ne considérait pas l’option du retour progressif comme étant souhaitable. Le tribunal ne retient donc pas la position de l’assureur sur la fin du versement des prestations d’assurance salaire de longue durée en raison de la fin du lien d’emploi.
L’assureur reproche aussi au demandeur de ne pas l’avoir avisé de sa tentative de retour au travail comme consultant informatique de l’automne 2014 à février 2015. Selon l’assureur, « la personne qui reprend le travail peut difficilement être considérée invalide. »
L’expression « emploi de réadaptation » n’est pas définie dans la police et la clause pertinente ne prévoit pas expressément que l’emploi en question doit être approuvé par l’assureur. Le demandeur devait aviser l’assureur afin que ce dernier contrôle les activités de la personne à laquelle il verse des prestations, reconnaît le tribunal.
Or, l’assureur avait cessé le paiement des prestations dès avril 2014. De plus, vu la durée du contrat (quelques mois), le nombre peu élevé d’heures par semaine (de 10 à 15 heures par semaine) et la souplesse du mandat (absence d’horaire et travail à domicile), le tribunal estime qu’il s’agissait bien d’un emploi de réadaptation.
Invalidité maintenue
À partir du 8 février 2016, soit trois ans après le début de l’invalidité, le demandeur doit prouver qu’il répond à la définition d’invalidité pour tout autre emploi prévu à la police d’assurance. Les deux expertises produites, et non contredites par l’assureur, montrent que M. Boucher ne peut exercer de façon soutenue un emploi en raison d’une fatigue chronique et des troubles cognitifs dont il souffre.
Cette fatigue importante est étroitement liée, voire indissociable, de la dépression majeure à l’origine de ce dossier d’invalidité. Le tribunal conclut qu’il est substantiellement et totalement incapable d’occuper un emploi en informatique ou en gestion de projets.
La somme de 110 000 $ versée lors de la fin d’emploi doit être déduite des prestations payables par l’assureur à compter du 2 octobre 2014. La police prévoit d’ailleurs « que la prestation mensuelle sera réduite de tous les revenus que le participant continue de recevoir de l’employeur ».
Enfin, le tribunal rejette la demande de 20 000 $ à titre de dommages moraux, car il estime que l’assureur n’a pas commis de faute ou n’a pas agi de mauvaise foi.
La cour condamne l’assureur à payer au demandeur les prestations de 6 694,67 $ par mois à compter du 8 avril 2014, majorées de l’indexation annuelle, le tout avec intérêts et l’indemnité additionnelle prévus par la loi, sur chaque versement échu, et ce, tant et aussi longtemps que le demandeur sera invalide ou jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge de 65 ans. Le demandeur a aussi droit à l’exonération des primes à l’égard de l’assurance salaire longue durée.
Le délai expliqué
Jointe par le Portail de l’assurance, l’avocate du demandeur, Me Jacqueline Bissonnette, note que le long délai entre la fin des prestations et l’audition devant le tribunal s’explique par les circonstances exceptionnelles, soit la maladie du premier avocat au dossier.
Ce dernier avait eu le temps de demander une première expertise et une seconde était lancée. Une première date pour le procès avait été fixée, mais l’avocat a demandé une remise, puis une deuxième. Me Bissonnette a obtenu le dossier au début de 2022.
« Le versement de prestations malgré la cessation de l’emploi n’a rien d’inhabituel. Il est courant qu’un employeur termine l’emploi d’un travailleur en invalidité longue durée », dit-elle. L’exemple le plus courant est la personne qui devient paralysée ou lourdement handicapée à la suite d’un accident, ce qui l’empêche de reprendre les mêmes fonctions.
« On retrouve régulièrement des clauses dans les conventions collectives qui permettent à un employeur de mettre fin à l’emploi d’une personne en invalidité depuis deux ou trois ans. Ce qui importe est que l’invalidité ait débuté avant la fin de l’emploi, ce qui était le cas ici », indique l’avocate du cabinet Poudrier Bradet.
Certains contrats d’assurance collective prévoient la fin des prestations en cas de rupture du lien d’emploi, mais dans 90 % des cas, la fin du contrat de travail ne change rien à l’obligation de l’assureur, précise-t-elle. Me Bissonnette ajoute que la juge Picard a cru les témoignages de l’assuré et de sa conjointe concernant son état de santé.
Par ailleurs, Me Bissonnette souligne un élément qui n’est pas mentionné dans la décision du 14 juin 2022. Entre le moment où l’assuré Boucher est tombé malade en août 2012 et le moment où l’on envisageait son retour progressif au travail en août 2014, l’employeur avait confié la gestion de son régime collectif à un autre assureur.
Si l’assuré avait pu rentrer au travail durant six mois consécutifs, en cas de rechute, la couverture de l’invalidité aurait alors reposé sur le nouvel assureur. À partir du moment où l’assuré n’avait plus d’emploi, il ne bénéficiait plus de cette protection.
L’assuré a l’obligation de se soigner et d’aller mieux, poursuit Me Bissonnette. Au moment où il se sentait prêt à tenter un retour progressif plus de deux ans plus tard, un remplaçant était en poste. L’employeur n’était plus du tout intéressé et lui a tout de suite offert un montant forfaitaire pour mettre fin au lien d’emploi, ajoute-t-elle.
Sur la possibilité d’un recours devant la Cour d’appel du Québec de la part de l’assureur, « nous n’avons pas encore pris de décision », indiquait Pierre Picard, porte-parole d’Industrielle Alliance, dans un courriel quelques jours après le jugement.