Un autre jugement s’ajoute dans une longue liste de décisions des tribunaux découlant du sinistre ayant frappé un restaurant de Val-d’Or. La Cour d’appel du Québec condamne l’assureur Intact Compagnie d’assurance à payer 75 000 $ au fils de la propriétaire, lequel avait été suspecté de l’incendie d’origine criminelle qui a rasé le commerce familial en mai 2003.
Le jugement du 5 juin 2024 découle de l’incendie du restaurant L’Étoile du Nord, établi dans l’arrondissement Louvicourt de Val-d’Or, à l’extrémité nord-ouest du parc de La Vérendrye, en Abitibi-Témiscamingue. Dans les archives judiciaires, ce jugement est le 18e découlant du sinistre survenu dans la nuit du 13 au 14 mai 2003.
Solange Bédard Martin, la demanderesse, et son fils Jean-Claude Martin, intervenant dans ce litige, s’étaient pourvus d’un jugement rendu le 25 septembre 2021 par la juge France Bergeron, de la Cour supérieure. Intact est la défenderesse en reprise d’instance, car l’assureur qui couvrait le restaurant à l’époque était AXA assurances.
Très rapidement après le sinistre, l’enquête confirme que l’incendie est d’origine criminelle. Quelques semaines plus tard, sur la base des rapports de l’expert en sinistre, l’assureur confirme qu’il refuse l’indemnité. AXA estime que le fils a intentionnellement mis le feu au bâtiment.
La famille n’a jamais été crue quand elle désignait des suspects potentiels de l’incendie. Un feu de signalisation avait été déposé sur la galerie avant de l’établissement, et du papier mis dans un grille-pain du restaurant aurait servi à allumer l’incendie qui a complètement ravagé l’immeuble.
L’assurée, qui est propriétaire du commerce qu’elle exploite du printemps à l’automne sur une base saisonnière, intente un premier recours contre l’assureur. Le juge Normand Gosselin, daté du 16 mars 2007, donne raison à l’assureur en raison « des faits graves, précis et concordants fondant la présomption selon laquelle M. Martin est l’auteur de l’incendie ».
Les recours
Le restaurant n’a jamais été reconstruit. Pendant des années, la famille a cherché des preuves dans l’espoir d’écarter sa responsabilité dans cet incendie. En 2010, les avocats de l’assureur informent les juges de la Cour d’appel qu’ils viennent de découvrir dans leur dossier une enveloppe portant la mention « strictement confidentiel ».
L’enveloppe contient le rapport d’un chimiste du Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale du Québec et le rapport d’enquête de la Sûreté du Québec. Ces documents sont communiqués à Mme Bédard et M. Martin en mai 2010.
Le 25 mai 2010, la Cour d’appel rétracte le jugement de mars 2007, remet les parties en état et ordonne la poursuite de la procédure devant la Cour supérieure.
Convaincus que les rapports fournissent des preuves de leur innocence, les appelants intentent leur recours contre l’assureur le 3 mai 2013. Une action est aussi entreprise contre les avocats d’AXA, la Procureure générale du Québec, la Sûreté du Québec et les policiers impliqués dans l’enquête.
En novembre 2015, le juge en chef associé à la Cour supérieure Robert Pidgeon ordonne que la cause de Mme Bédard soit entendue à nouveau.
Autres suspects
Entretemps, le 3 avril 2013, la propriétaire d’un restaurant concurrent a été accusée devant la chambre criminelle de la Cour du Québec d’avoir incendié L’Étoile du Nord. La mise en accusation sera déposée par le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) en octobre 2016 et impliquera son frère, qui aurait agi à sa demande.
Une fois au procès, la femme dit que sa déclaration a été faite alors qu’elle était en pleine dépression et nie avoir fait une telle demande à son frère. Ce dernier, qui songeait à avouer qu’il avait commis le crime pour toucher une récompense de 20 000 $, finit par nier les faits. Il a été acquitté en septembre 2018, faute de preuve appuyant le témoignage jugé peu crédible de sa sœur.
Au fil des procédures, les noms de plusieurs personnes de la communauté autochtone de Lac-Simon sont suggérés comme étant les auteurs potentiels de l’incendie. Aucune condamnation n’a encore été faite relativement à cet acte criminel.
En 2016, l’assureur revoit sa théorie et accepte de rouvrir son enquête. Mais ce n’est qu’en décembre 2016 que l’assureur offre et consigne une offre d’indemnisation de 426 523,14 $.
Le 9 décembre 2016, la juge gestionnaire du litige confirme à l’assurée qu’elle peut toucher cette somme sans compromettre ses droits quant au reliquat. Lors du contre-interrogatoire mené par les procureurs de l’assureur au procès, Mme Bédard Martin confirme que l’indemnité versée a servi à payer les honoraires de l’avocat Paul-Yvan Martin qui représente la famille.
Privilège relatif au litige
Durant le procès commencé le 6 novembre 2018 durant 12 jours, repris à l’automne 2019 durant 12 autres journées et une dernière en novembre 2020, le tribunal a ordonné à l’assureur de remettre à la partie adverse le rapport d’enquête de l’expert en sinistre responsable de l’enquête menée du 14 mai 2003 au 11 avril 2006.
« Le rapport de l’expert en sinistre est généralement couvert par le privilège relatif au litige, lequel est nécessaire pour créer une zone de confidentialité à l’occasion ou en prévision d’un litige. Il n’a pas à être communiqué à l’assuré », lit-on au paragraphe 145 du jugement de la Cour d’appel.
Le 7 novembre 2019, la juge Bergeron a ordonné à l’assureur de transmettre ce rapport aux appelants, considérant que les allégations de conduite répréhensible et d’abus de droit de l’assureur en permettaient exceptionnellement la transmission. Le tribunal conclut cependant que ce rapport ne permet pas de conclure que l’assureur a commis une faute entre 2003 et 2007.
Le jugement de 2021
En 2021, la juge Bergeron donne raison en partie à l’assurée Bédard Martin et conclut que le comportement de l’assureur était fautif à partir de 2013. Intact a fait un appel de cette partie du jugement, mais la Cour d’appel maintient cet aspect du verdict de la Cour supérieure.
En conséquence, le tribunal accorde en 2021 la somme de 6 071 $ à l’assurée pour les pertes de bénéfice de son commerce, avec les intérêts et l’indemnité additionnelle. La juge Bergeron accorde aussi 75 000 $ à Mme Bédard Martin comme dommages compensatoires pour son préjudice psychologique et moral.
La Cour supérieure rejette toutefois le recours en responsabilité extracontractuelle de M. Martin contre l’assureur. Selon la juge Bergeron, il n’y avait pas de lien de droit entre le fils de la propriétaire du commerce et AXA. La réclamation de M. Martin concernant l’atteinte à la réputation n’est pas soutenue par la preuve administrée.
Appel accueilli partiellement
La Cour d’appel vient changer cette partie-là de la décision de première instance et accorde la même somme de 75 000 $ à Jean-Claude Martin pour le préjudice psychologique et moral qu’il a subi et qui résulte de la faute de l’assureur. S’ajoutent à cela les intérêts et l’indemnité additionnelle depuis le 11 mars 2016.
De plus, la Cour d’appel ajoute les intérêts et l’indemnité additionnelle pour Mme Bédard Martin depuis le 1er avril 2013, ce qui avait été omis par la juge Bergeron et qui est une erreur révisable.
La Cour d’appel indique que le tribunal de première instance a erré en affirmant que l’absence de lien de droit entre M. Martin et l’assureur justifiait le rejet de sa réclamation. Un tel lien n’est pas nécessaire en matière de responsabilité extracontractuelle en vertu de l’article 1457 du Code civil du Québec.
Cette règle impose à toute personne « le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui ». Comme la juge Bergeron n’a pas vraiment expliqué les motifs de son rejet de la réclamation de M. Martin, la Cour d’appel mène sa propre analyse.
Elle estime que l’assureur commet une faute à partir du moment où, en 2013, elle apprend qu’une tierce personne sera mise en accusation pour l’incendie criminel du restaurant. « En persistant dans ses soupçons, sans se donner la peine de pousser son enquête et sans se préoccuper des preuves additionnelles favorables à l’assuré », l’assureur a manqué à l’obligation prescrite à l’article 1457.
La Cour d’appel ajoute que le recours du fils n’est pas prescrit et qu’il a été déposé dans le délai de trois ans prévu par la loi. Par ailleurs, les appelants n’ont pas eu gain de cause et les montants accordés à Mme Bédard Martin sont maintenus par la Cour d’appel. Les autres moyens d’appel soumis par l’avocat des sinistrés sont aussi rejetés.
L’appel incident de l’assureur est rejeté par la Cour d’appel. Le tribunal est d’avis que l’assureur doit assurer les frais de justice occasionnés par son maintien du refus de couverture entre 2013 et 2016.