Les règles comptables devraient être revues pour que les entreprises et les municipalités puissent inclure dans leurs actifs la valeur des milieux naturels, indique un nouveau rapport publié par le Centre Intact d’adaptation au climat (CIAC) de l’Université de Waterloo.
Le rapport, rendu public le 5 octobre, est intitulé « Inscrire la nature au bilan : la valeur financière des actifs naturels à l’ère des changements climatiques ». Il a été produit avec la collaboration de la firme de consultants KPMG Canada et l’Initiative des actifs naturels municipaux (MNAI).
Coauteur du rapport et directeur exécutif de MNAI, Roy Brooke, précise que le travail mené par 90 municipalités canadiennes « montre bien que la compréhension de la valeur des services rendus par la nature peut guider les activités sur le terrain afin de bien gérer les actifs naturels. Il ne suffit pas d’y assigner une valeur, il faut poser des gestes ».
D’un point de vue comptable, le fait de ne pas tenir compte de la valeur des actifs naturels « dresse un portrait incomplet d’une grande partie de leurs avantages et de nos obligations potentielles. C’est vraiment une omission énorme et systématique », indique Bailey Church, coauteur du rapport et directeur des services-conseils en comptabilité dans le secteur public de KPMG Canada.
La nature n’a pas de valeur dans les états financiers, ce qui n’incite pas à gérer adéquatement les milieux naturels. Cette situation doit changer si le Canada entend réellement investir dans la préservation de ces milieux, lesquels sont la pierre angulaire de l’économie canadienne, selon les auteurs du rapport.
Des conférences
Le Canada doit dévoiler la stratégie nationale d’adaptation à la Conférence des Nations Unies sur le climat (COP 27), qui se tiendra en Égypte du 7 au 18 novembre 2022. Par ailleurs, la deuxième partie de la 15e édition de la Conférence des Nations-Unies sur la biodiversité (COP 15) se tiendra du 5 au 17 décembre à Montréal.
L’Organisation des Nations unies (ONU) exhorte d’ailleurs les pays du G20, dont le Canada, à tripler leurs investissements dans les solutions naturelles d’ici 2030.
Selon Joanna Eyquem, directrice générale des infrastructures résilientes au climat du CIAC, la tenue de la COP 27 est l’occasion idéale pour le pays d’augmenter son engagement à travailler de concert avec la nature pour réduire l’impact des changements climatiques. « Une stratégie nationale d’adaptation qui ne tiendrait pas compte de la valeur des services essentiels fournis par la nature serait vouée à l’échec », dit-elle.
Mike Pedersen, président du conseil d'administration de la Banque de développement du Canada (BDC) et administrateur et président de Conservation de la nature Canada, précise de son côté que « les milieux humides, les forêts et les marais salés ne sont pas seulement essentiels à la biodiversité. Ils sont aussi nos alliés de première ligne dans la réduction des répercussions des inondations, de l’érosion, des canicules et des sécheresses ».
Trois mesures
L’établissement d’un système comptable qui tient compte de la valeur de ces services naturels est essentiel, selon M. Pedersen. Le rapport présente trois mesures qui facilitent cette reconnaissance :
- permettre l’inclusion des actifs naturels dans les états financiers du secteur public. Le Conseil sur la comptabilité dans le secteur public (CCSP), qui établit ces normes, analyse la proposition ;
- élaborer des lignes directrices et des normes nationales qui permettront de définir et d’évaluer les actifs naturels au Canada ;
- mobiliser les institutions financières pour intégrer la valeur des services naturels. Les indicateurs retenus devront viser à encourager le secteur privé à investir en préservation et restauration de ces espaces et prévoir des outils d’estimation du rendement du capital investi dans ces milieux naturels.
Le rapport souligne que d’autres pays ont entrepris des démarches similaires : Royaume-Uni, Afrique du Sud et États-Unis.
Au Québec
Sur les 90 municipalités ou gouvernements locaux qui ont adopté une approche de gestion des actifs qui inclut cette valeur des milieux naturels, seulement 5 sont au Québec. La Colombie-Britannique (35), l’Ontario (27) et le Nouveau-Brunswick (11) sont nettement en avance à cet égard.
Au Québec, la région de la Capitale-Nationale (Ottawa-Gatineau) a adopté cette approche, tout comme les deux communautés métropolitaines de Montréal et de Québec. La municipalité de Compton et l’organisme de bassin versant de la rivière Chaudière ont aussi fait de même.
Dans le rapport, on précise notamment que, grâce aux milieux humides, la réduction du risque d’inondation dans la région de Québec a une valeur de 49,8 millions de dollars (M$).
Par ailleurs, dans la région Ottawa-Gatineau, les forêts urbaines et rurales fournissent des services de lutte contre l’érosion estimés à plus de 5,6 M$.
Trois méthodes
Les auteurs du rapport analysent les forces et les faiblesses de trois méthodes distinctes pour déterminer la valeur des actifs naturels :
- évaluation directe au prix du marché (ou coût du remplacement) : on indique ce qu’il en coûterait pour fournir le service rendu par l’actif naturel s’il fallait le remplacer par une infrastructure artificielle classique, par exemple pour la gestion des eaux de ruissellement ;
- préférence révélée : cette méthode peut convenir dans le cas où une collectivité locale souhaite comprendre l’influence de l’actif naturel sur le prix du marché d’un bien qui y est associé ;
- préférence déclarée : celle-ci s’utilise lorsqu’une municipalité cherche à savoir ce que la population serait disposée à payer en mesures fiscales pour assurer la viabilité d’un service. On donne l’exemple du coût d’entretien du couvert forestier pour favoriser la meilleure qualité de l’air.
On souligne que si l’actif naturel fournit plusieurs services à une entité publique, par exemple en filtrant l’eau et en offrant des services récréatifs, il faut combiner plusieurs techniques pour en estimer la valeur.
L’évaluation des actifs actuellement comptabilisés par les municipalités ne donne pas nécessairement des résultats « justes et précis », précise-t-on dans le rapport. On peut faire le même constat pour la valeur d’un bâtiment qui varie selon le contexte et l’endroit. En conséquence, « il ne faut pas exiger pour les actifs naturels le respect d’une norme plus stricte en matière de certitude comptable que celle acceptée pour les autres classes d’actifs ».
Autres efforts
En mars 2021 à l’ONU, la 52e session de la Commission de statistique a adopté le cadre de comptabilité écosystémique du Système de comptabilité environnementale et économique (SCEE).
Par ailleurs, les chercheurs du CIAC et les municipalités membres de MNAI mènent une étude conjointe avec Swiss Re et le Bureau d’assurance du Canada visant à développer des produits d’assurance qui servent à protéger les milieux naturels contre les dommages reliés aux catastrophes comme les séismes, les ouragans, les inondations, les sécheresses et les feux incontrôlés. D’autres institutions financières et des fonds d’investissement mènent des travaux de même nature.
La version PDF du rapport du CIAC permet d’avoir accès à une grande variété de liens. C’est le cas notamment de plusieurs études menées à l’Université du Québec en Outaouais par l’équipe de la Chaire de recherche du Canada en économie écologique, dont le titulaire est le professeur Jérôme Dupras.
La Chaire a notamment publié une enquête sur la valeur économique des milieux humides pour les Québécois au printemps 2022. On y découvre les préoccupations de la population pour la perte de milieux humides. La Chaire voulait vérifier si les gens étaient prêts à aller plus loin que les sommes déjà prévues par la Loi concernant la conservation des milieux humides et hydriques.
On y apprenait notamment qu’en moyenne, les Québécois se disaient prêts à dépenser 11,60 $ pour chaque tranche de 10 % additionnel de superficie restaurée. Ce financement supplémentaire serait particulièrement utile pour les régions où il reste peu de milieux humides.
En 2019, la Chaire et le consortium Ouranos ont produit un rapport sur la valeur économique des écosystèmes naturels et agricoles de la Communauté métropolitaine de Québec (CMQ). La valeur des écosystèmes du territoire de la CMQ était estimée à 1,1 milliard de dollars de bénéfices annuels.