Dans une décision récente de la Cour d’appel du Québec, on constate que les assureurs refusent toujours de payer la facture d’une action collective ciblant les centres de services scolaires. Ce litige a été conclu par une entente, laquelle a été approuvée par le tribunal en juillet 2018.
L’action collective concernait les frais imposés aux parents pour différentes fournitures scolaires sur une période de huit ans. Les assureurs ont accepté de payer les frais de défense des établissements, mais nient l’application de la garantie sur cette perte.
« Le présent dossier illustre les risques de conflits inhérents aux polices d’assurance responsabilité lorsque l’obligation de défendre de l’assureur s’oppose à son obligation d’indemniser », indique la Cour d’appel dans son analyse d’un litige opposant les centres de services scolaires à leurs assureurs.
Le contexte
Daisye Marcil est mère de deux enfants qui fréquentent l’école publique Notre-Dame-du-Sourire qui relève de la Commission scolaire de la Jonquière. Selon elle, les divers frais imposés aux parents d’élèves contreviennent à la Loi sur l’instruction publique.
La requête en autorisation de l’action soumise est déposée le 9 juillet 2013 par les avocats Manon Lechasseur et Yves Laperrière du cabinet Aubin Côté, qui représentent le groupe dont Mme Marcil est la représentante. Par la suite, les avocats Lucien Bouchard et Jean-Philippe Groleau, de Davies Ward Phillips Vineberg, se joignent à la requérante comme avocat-conseil.
En décembre 2016, le juge Carl Lachance du district de Chicoutimi de la Cour supérieure du Québec autorise la requête en action collective contre 68 commissions scolaires réparties sur le territoire du Québec et comprend divers frais payés par les parents depuis l’année 2009-2010.
Étant d’avis que la réclamation est couverte en vertu de leurs polices d’assurance respectives, les commissions — qui ont été depuis transformées en centre de services scolaires — avisent leurs assureurs de prendre fait et cause.
Même si les assureurs maintiennent que la réclamation n’est pas couverte, les assureurs reconnaissent leur obligation de défendre. Le cabinet Morency Société d’avocats représente les centres durant la première partie du litige. La demande introductive d’instance est déposée le 22 juin 2017.
Dès le 8 novembre 2017, les centres intentent un recours en garantie contre les assureurs afin d’être indemnisés pour tout montant qu’ils pourraient être tenus de payer aux membres du groupe. Le recours est porté par le cabinet Tremblay, Bois, Mignault.
Une première tentative de règlement du dossier échoue à l’automne 2017, notamment en raison du refus des assureurs de reconnaître leur obligation d’indemniser. La transaction entre la requérante du groupe et les défenderesses est conclue le 29 juin 2018. Les assureurs sont informés des négociations, mais refusent d’y participer.
À l’été 2018, les commissions scolaires acceptent de verser 153,5 millions de dollars aux parents des élèves qui ont fréquenté l’une des 2 240 écoles québécoises entre 2009-2010 et 2016-2017. Les avocats des deux parties demandent au juge Lachance d’entériner l’entente, ce qu’il fait le 30 juillet 2018.
Un montant de 28,49 $ par année scolaire est remboursé pour chaque enfant ayant fréquenté l’école durant cette période. La somme vient compenser les dépenses faites pour acheter des cahiers d’exercices, des dictionnaires et payer les frais des sorties éducatives.
Une somme de 4,40 $ est déduite pour les honoraires des avocats de la requérante qui a mené l’action collective, de même que certaines autres dépenses.
Pour l’instant les sommes prévues dans l’entente avec le groupe n’ont pas été entièrement distribuées aux parents. En conséquence, on ne connaît pas le montant de la réclamation qui sera envoyé aux assureurs.
Frais de défense
En octobre dernier, la Cour d’appel du Québec entend le pourvoi des centres qui portent en appel la décision rendue par la Cour supérieure le 13 mai 2022. Le juge Lachance a alors rejeté les objections à la preuve fondées sur le secret professionnel et le privilège relatif au litige.
Il ordonne également aux centres de transmettre l’ensemble des documents énumérés dans l’annexe de l’avis de gestion soumis par l’un des assureurs.
Le 30 janvier 2023, la Cour d’appel publie sa décision et décide d’intervenir pour définir le cadre entourant la communication des documents.
Défense des assureurs
Les assureurs concernés par le litige sont Aviva, Intact et Trisura. En défense contre ce recours en garantie, les assureurs invoquent trois motifs d’exclusion :
- la faute intentionnelle des assurées ;
- le fait que certains montants réclamés par les membres du groupe ne sont pas couverts au sens de la police ;
- l’exclusion concernant le profit indu.
Après l’approbation de l’entente par le juge Lachance le 30 juillet 2018, les assurées poursuivent leur recours en garantie. Les assureurs appellent à leur tour en garantie le ministère de l’Éducation, représenté dans ce litige par le Procureur général du Québec.
Les assureurs procèdent alors à des interrogatoires au préalable avec certains représentants des centres. Ils veulent explorer le caractère intentionnel de la faute commise par les assurées et valider le caractère raisonnable du règlement intervenu.
Durant ces interrogatoires, les assureurs demandent à obtenir l’ensemble des communications entre les assurés et le cabinet Morency. Les assureurs transmettent aussi une demande de préengagements de vaste portée visant l’obtention de divers documents en possession du cabinet Morency. La liste est établie à partir de la description des services rendus par les avocats dans les factures d’honoraires transmis aux assureurs.
En première instance, le juge Lachance estime que les centres ont renoncé à leur secret professionnel. Cette renonciation s’infère de la transmission de certains documents dans le cadre du recours en garantie et d’autres allégations.
Analyse de la Cour d’appel
La Cour d’appel rappelle que l’assureur en responsabilité civile est « une hydre à deux têtes », une sorte de créature bicéphale dont une tête voit à la défense de l’assuré et l’autre veille aux intérêts financiers de l’entreprise en indemnisant seulement les pertes couvertes par les polices. Ce principe de mutualisation des risques est au cœur du contrat d’assurance.
La séparation entre les deux est requise pour donner effet au contrat d’assurance. L’assuré a droit à une défense pleine et entière aux frais de l’assureur. En principe, l’assureur a la prérogative de choisir l’avocat qui verra à la défense de l’assuré et lui donner des instructions sur la conduite du dossier. Cela n’a pas été le cas dans ce litige entre les centres et le groupe de la requérante de l’action collective.
Les obligations déontologiques de l’avocat envers l’assuré comprennent le secret professionnel et le privilège relatif au litige, précise la Cour d’appel en citant la jurisprudence.
L’assureur qui assume la défense de l’assuré se trouve à entrer dans le cercle privilégié entre l’avocat et son client. « Il est donc essentiel que l’information obtenue de l’avocat retenu par l’assureur soit accessible uniquement à la tête responsable de contrôler l’obligation de défendre. Rien ne doit percoler vers celle qui voit aux décisions en lien avec le refus d’indemniser », précise la cour au paragraphe 25.
La couverture d’assurance
Une fois l’action collective réglée, les parties se trouvent plongées dans le débat portant sur la couverture d’assurance.
Dans leur mémoire à la Cour d’appel, les commissions scolaires reconnaissent « timidement » une possible renonciation au secret professionnel découlant de la nature de la réclamation et des allégations de la procédure en garantie.
La Cour d’appel estime que le juge Lachance n’a pas commis d’erreur en disant que les assurées doivent fournir tous les éléments nécessaires à l’examen du caractère raisonnable du règlement intervenu. Cependant, le tribunal a créé une brèche en permettant la communication de l’ensemble des documents.
La Cour d’appel estime qu’il y a lieu de réserver le droit des appelantes de refuser de communiquer tout ou une partie d’un document en invoquant le secret professionnel ou le privilège relatif au litige. Le juge saisi de l’action collective devra en faire l’analyse pour déterminer si le document contient de l’information pertinente à l’évaluation du caractère raisonnable du règlement.
Dans son avis de gestion, l’assureur Aviva demandait la communication des échanges entre les appelants et le cabinet Morency depuis 2013. La Cour d’appel qualifie cette demande de préengagements d’expédition de pêche.
Les assurés n’ont pas renoncé à leur privilège, lequel s’étend aux communications et documents dont l’objet principal est la préparation du litige. Conclure autrement risquerait de compromettre les chances de règlement du litige principal, selon la Cour d’appel.
Les comptes d’honoraires du cabinet, qui sont transmis à la tête de l’assureur responsable de l’obligation de défendre, ne peuvent servir à la tête de l’assureur qui traite de l’obligation d’indemniser, précise la Cour d’appel, qui accueille donc en partie l’appel des centres et révise la décision de la Cour supérieure rendue en mai 2022.
L’avis de gestion de chacun des assureurs est l’objet d’une ordonnance distincte, avec les obligations des assurés concernant la transmission des engagements et les réponses écrites aux questions des assureurs. Le juge chargé de la gestion de l’instance tranchera les objections.
La décision comprend aussi la permission de tenir un interrogatoire préalable de trois heures pour un représentant de chacun des centres dont un représentant n’a pas encore été interrogé.
Le protocole d’instance signé par les parties le 26 mars 2021 prévoyait deux vagues d’interrogatoires préalables. Dans la décision rendue le 13 mai 2022, on apprenait que les assureurs avaient eu le temps de réaliser 17 des 20 interrogatoires prévus. Les assureurs avaient mis fin à la première vague parce qu’il était « futile de continuer sans trancher les objections ».
Les assureurs estiment nécessaire d’interroger au moins un représentant par centre, parce que « la responsabilité du dossier était souvent segmentée au sein d’un même centre et que le dossier de gratuité s’est étalé sur de nombreuses années ».
« Le tribunal est conscient que les documents demandés qui ne se retrouvent pas au dossier Morency imposent un lourd fardeau de recherche à chacun des centres. Les coûts associés à ces recherches pourront éventuellement à la charge des assureurs si les centres ont gain de cause sur le fond, sujet à la preuve de ces coûts », concluait le juge Lachance dans sa décision du 13 mai 2022.
Recours en garantie
Le 8 décembre 2020, le juge Lachance avait tranché diverses demandes des parties au litige, notamment celle des assureurs réclamant le rejet de la demande en garantie pour irrecevabilité.
« L’assurance ne peut couvrir le paiement de sommes perçues ou économisées sans droit par les centres et qu’ils ont remboursées en vertu du règlement » de l’action collective, indiquaient alors les avocats des assureurs.
De leur côté, les centres assurés estiment que la transaction entérinée par le tribunal en juillet 2018 prévoit le paiement de dommages compensatoires. Ils estiment que les assureurs tentent d’éviter l’examen de la police à partir des faits qui seront mis en preuve.
Dans le cas d’une couverture « erreurs et omissions », la couverture se détermine en analysant les exclusions et l’exercice ne peut se faire sans une preuve factuelle, poursuivent les assurés.
Le texte des couvertures énonce généralement que l’assureur doit indemniser pour des sinistres que l’assuré est tenu de payer. Dans ce cas-ci, les tiers lésés sont les parents qui ont subi un dommage pour lequel le tribunal accorde une compensation, laquelle a été déterminée par l’entente conclue par la requérante avec les centres.
L’argument de l’enrichissement injustifié avancé par les assureurs n’est pas clair, estimait le juge Lachance, qui cite l’exemple suivant au paragraphe 72. « Si l’école achète une flûte à bec pour 10 $, la vend à un élève 10 $, rembourse cette somme au parent dans le cadre du règlement, et en plus, l’élève garde la flûte, où se trouve le profit dans cette situation si l’assureur verse 10 $ à l’assuré ? Il s’agit plutôt d’une perte. »
Il faudra l’éclairage de la preuve, même si elle risque d’être longue, ajoutait le tribunal en décembre 2020. Avec raison, car 26 mois plus tard, la preuve du sinistre n’a toujours pas été soumise au juge.