La charge de travail déjà importante des sociétés d’assurance au Canada s’est complexifiée davantage avec l’entrée en vigueur de nouvelles exigences en matière de gestion des risques liées aux événements climatiques extrêmes.
La ligne directrice B-15, Gestion des risques climatiques, publiée en 2023 par le Bureau du surintendant des institutions financières (BSIF), exige que toutes les institutions financières fédérales (IFF) du pays démontrent qu’elles comprennent et atténuent les « répercussions possibles des risques climatiques » sur leur modèle et leur stratégie d’affaires
Les entreprises doivent également prouver qu’elles disposent de « pratiques de gouvernance et de gestion des risques qui s'imposent pour gérer les risques climatiques recensés » et qu’elles seront capables de maintenir leur résilience « sur le plan financier face à des scénarios de risques climatiques graves, mais vraisemblables », ainsi que « sur le plan opérationnel malgré les perturbations causées par des catastrophes climatiques. »
La ligne directrice B-15 est en vigueur depuis la fin de l’exercice financier 2024 pour les banques d’importance systémique intérieure (BISi) et les groupes d’assurance actifs à l’échelle internationale (GAAEI) dont le siège social est au Canada. Elle s’appliquera à toutes les autres IFF, à l’exception des succursales de banques étrangères, à la fin de leur exercice financier 2025.
Depuis 2023, « les attentes en matière de gestion du risque exposées au chapitre 1 de la ligne directrice B-15, Gestion des risques climatiques, n’ont pas changé », indique Cory Harding, porte-parole du BSIF, au Portail de l’assurance.
« Les seules mises à jour apportées concernent les exigences de divulgation du chapitre 2, qui ont évolué depuis la publication initiale de la ligne directrice », précise-t-il. Ces mises à jour reflètent l'engagement à maintenir l’harmonisation du cadre de divulgation avec les normes finales du Conseil des normes internationales d’information sur la durabilité (International Sustainability Standard Board - ISSB) et du Conseil canadien des normes d’information sur la durabilité (CCNID), explique le porte-parole.
Le chapitre 1 de B-15 traite des attentes en matière de gouvernance et de gestion du risque, tandis que le chapitre 2 porte sur les divulgations financières liées au climat.
Des communiqués du BSIF détaillent deux ajustements. Le premier, effectué en 2024, visait à rationaliser les exigences de divulgation climatique et à favoriser la transparence des risques, en alignant les attentes des IFF sur la norme finale IFRS S2 du Conseil des normes internationales.
Un second ajustement a suivi en 2025 afin d’assurer la cohérence avec les normes du Conseil canadien. Parmi les mises à jour importantes :
- « Réviser la date de mise en œuvre pour la communication d’informations sur les émissions de [Gaz à effets de serre (GES)] du champ d’application 3, afin qu’elle corresponde à celle des normes du CCNID », maintenant prévue pour l’exercice 2028.
- « Clarifier les attentes concernant les actifs sous gestion au bilan et hors bilan ».
- « Établir la date d’entrée en vigueur de la communication d’informations sur les émissions de GES du champ d’application 3 pour la composante hors bilan des actifs sous gestion à l’exercice 2029 ».
« Si vous êtes une grande société cotée en Bourse, vous faites déjà une bonne partie de ces divulgations liées au climat », affirme Mary Kelly, professeure en finance et titulaire de la chaire en assurance à l’École de commerce et d’économie Lazaridis de l’Université Wilfrid-Laurier, à Waterloo, en Ontario.
« Mais les petits assureurs privés, ainsi que certaines mutuelles, n’ont tout simplement pas les ressources nécessaires. Cela leur impose des coûts de conformité importants. L’impact de cette ligne directrice n’est donc pas équitablement réparti dans l’industrie », ajoute-t-elle.
Anthony Buonaiuto, associé en transformation financière et leader national de la transformation ESG chez KPMG Canada à Toronto, estime que les entreprises qui n’ont pas encore commencé à se préparer à la ligne directrice B-15 ont beaucoup de travail devant elles.
Elles devront recueillir toutes les données exigées par le BSIF, explique-t-il, classifier leurs risques climatiques de manière structurée, déterminer les mécanismes de gouvernance nécessaires aux niveaux du conseil d’administration et de la direction, puis intégrer ces éléments dans leur cadre global de gestion des risques.
Tisser des liens plus étroits
Manuvie fait partie des quatre assureurs canadiens considérés comme des groupes d’assurance actifs à l’échelle internationale (GAAEI), pour qui la ligne directrice B-15 est déjà applicable.
« Comme d’autres, nous surveillons, évaluons et communiquons les risques climatiques qui pèsent sur notre entreprise depuis plusieurs années, en nous appuyant sur des cadres volontaires comme celui du Groupe de travail sur l’information financière relative aux changements climatiques. Par conséquent, l’impact a surtout été progressif plutôt que de nécessiter un changement radical », explique Ariel Kangasniemi, directrice générale, environnement, société et gouvernance, chez Manuvie, à Toronto.
Selon elle, B-15 a stimulé les échanges et renforcé les capacités internes, notamment en rapprochant les équipes de développement durable et celles de gestion du risque. Cela a permis d’approfondir la compréhension commune des risques climatiques, de leur mesurabilité, et de leur impact dans les différentes catégories de risques de l’entreprise.
La ligne directrice a aussi permis de renforcer les efforts déjà en cours pour améliorer les processus et les contrôles entourant les divulgations, contribuant ainsi à plus de rigueur et de discipline.
Mais Manuvie a aussi dû s’ajuster.
« Habituellement, nous concentrons nos divulgations sur les domaines où nous avons un haut niveau de confiance et de certitude quant à nos données. B-15 élève les attentes en matière de quantification du risque climatique, notamment dans le domaine des investissements, là où les régulateurs considèrent le risque comme le plus mesurable », indique Mme Kangasniemi.
« Pour respecter ces attentes tout en garantissant la solidité et l’exactitude de nos divulgations, nous avons dû accélérer l’acquisition d’outils d’évaluation des risques climatiques, en engageant un dialogue plus direct avec les fournisseurs d’outils – qui sont nombreux – pour bien comprendre les avantages et les limites de leurs différentes approches. Nous nous concentrons particulièrement sur les risques climatiques physiques », précise-t-elle.
Mme Kangasniemi note que les fournisseurs de services réagissent à la demande en proposant de meilleurs outils pour répondre aux nouvelles exigences réglementaires, tout en soulignant qu’il est également avantageux d’utiliser ces outils à d’autres fins que la conformité réglementaire.
Comme assureur de personnes, Manuvie est encore peu en mesure de mesurer les effets directs des risques climatiques sur les populations assurées, ce qui dépend notamment de la concentration géographique du risque, de la disponibilité des données de réclamations et d’une base scientifique solide en matière de mortalité et de morbidité.
La ligne directrice a donc eu un impact limité sur l’approche actuelle de Manuvie en matière de tarification et de souscription, bien que des efforts soient en cours pour en explorer les impacts dans ses fonctions de souscription et de gestion des produits, explique Ariel Kangasniemi.
« « De même, la norme B-15 n'influence pas encore directement notre approche en matière de tarification ou de modélisation des risques, mais nous prévoyons que les efforts visant à intégrer stratégiquement les facteurs liés au climat dans les investissements réalisés par notre compte général pourraient faire apparaître des risques et des opportunités pertinents du côté des actifs dans l'équation de rentabilité », ajoute-t-elle.
Elle conclut que la ligne directrice B-15 s’inscrit dans un contexte mondial où plusieurs autres juridictions ont déjà mis en place des exigences similaires ou s’apprêtent à le faire. Manuvie a donc dû redoubler d'efforts à l'échelle régionale et mondiale pour s'assurer d'élargir ses divulgations afin de satisfaire à diverses exigences réglementaires, au-delà de celles du BSIF.
Planification à plus long terme
Houston Cheng, associé actuariel en assurance de dommages chez KPMG à Toronto, souligne que bon nombre de compagnies d’assurance de dommages au Canada ont déjà intégré l’analyse des événements météorologiques extrêmes dans leur gestion du risque climatique, conscientes que cela peut accroître les pertes catastrophiques liées aux polices qu’elles assurent.
Cependant, les attentes du BSIF en matière de gestion du risque climatique diffèrent quelque peu.
« Le BSIF demande de documenter ce que vous faites et de justifier en quoi ces mesures sont suffisantes, mais aussi d’examiner les risques et les occasions à moyen et long terme. Et c'est selon moi là où il y a un impact sur la façon dont l’industrie aborde désormais la question des risques climatiques », explique-t-il.
Alors que les assureurs maîtrisent bien l’évaluation de leurs besoins en capital à court terme, notamment en ce qui concerne la tarification et la constitution de réserves, beaucoup n’ont pas encore adopté une perspective à moyen ou long terme, ce qui peut s’étendre sur dix ans ou plus. La ligne directrice B-15 exigera donc de nouveaux modèles, une nouvelle compréhension des résultats et une évolution des perspectives, soutient M. Cheng.
La professeure Mary Kelly soutient que l’un des enjeux majeurs de la ligne directrice du BSIF est qu’elle ne tient pas suffisamment compte des différences entre les types d’institutions financières.
« Les assureurs de dommages sont soumis aux mêmes exigences de divulgation et de planification de transition que les banques et les assureurs de personnes, alors que leurs profils de risque sont très différents », dit-elle. « Les assureurs de dommages fonctionnent avec des contrats d’un an, ce qui leur permet d’ajuster rapidement leur tarification et leur souscription. Leur exposition concerne surtout les risques physiques, comme les inondations et les incendies de forêt, et non les risques de transition à long terme comme les hypothèques de 30 ans ou les engagements de retraite. »
L’obligation de mesurer les émissions liées à l’assurance et de publier des plans de transition à long terme crée un décalage entre la charge réglementaire et les risques réellement pris en charge, ajoute Mme Kelly.
Elle précise aussi que les risques climatiques ne se reflètent pas directement dans le test de suffisance du capital minimal.
« Bien qu’il existe des exigences de capital pour les risques d’assurance comme les catastrophes, il n’y a pas d’exigence de capital explicitement dédié aux risques climatiques. Cela signifie que cette ligne directrice porte entièrement sur la communication et la divulgation, et non sur l’adéquation du capital. En pratique, elle risque de devenir un exercice de conformité coûteux plutôt qu’une exigence prudentielle qui renforcerait la résilience », explique-t-elle.
Anthony Buonaiuto croit cependant que la ligne directrice B-15 offre des avantages à long terme.
À son avis, les assureurs capables de recueillir des données de qualité sur les risques et les occasions climatiques, puis de s’en servir pour améliorer leurs décisions commerciales et stratégiques, auront un avantage sur le marché : ils pourront mieux tarifer leurs produits et développer des offres adaptées à l’évolution des besoins des clients.
Geosapiens modélise les risques pour les assureurs
Geosapiens inc., une entreprise basée dans la ville de Québec,se spécialise dans la modélisation des risques d’inondation et d’incendie de forêt. Fondée en 2017, l’entreprise a d’abord développé des modèles couvrant les inondations fluviales, pluviales et côtières à l’échelle du Canada.
La modélisation des risques d'inondation et d'incendie de forêt a une incidence sur les exigences imposées aux sociétés canadiennes de services financiers en vertu de la nouvelle ligne directrice B-15 du BSIF.
Pour les compagnies d'assurance en particulier, cela permet d'améliorer la précision de la souscription, d'optimiser la modélisation des catastrophes et de mieux tarifer les risques, explique Hachem Agili, président-directeur général (PDG) et cofondateur de Geosapiens.
Geosapiens a récemment conclu un partenariat stratégique à long terme avec Revau Souscription avancée inc. un agent général (MGA) basé à Terrebonne, spécialisé en assurance de dommages. Grâce à cet accord, Revau intégrera les modèles avancés de Geosapiens dans sa plateforme technologique propriétaire afin « de renforcer la gestion des risques à l’échelle nationale ».
L’un des déclencheurs de la création de Geosapiens fut la prise de conscience que les entreprises n’étaient pas préparées à des inondations majeures comme celle de Calgary en 2013, qui a causé environ 6 milliards de dollars en pertes, souligne M. Agili.
« Après cet événement et d’autres, nous avons constaté un important manque de données fiables pour évaluer et mieux anticiper les risques, surtout avec l’augmentation de la fréquence et de la gravité des événements climatiques », explique-t-il.
En 2025, Geosapiens a étendu son expertise à la modélisation du risque d’incendie de forêt, réalisant que les entreprises manquaient aussi de données adaptées au contexte canadien. L’année 2023 a notamment été catastrophique, avec 18 millions d’hectares brûlés au pays, causant des milliards de dollars de dommages.
Le modèle de risque d’incendie de forêt de Geosapiens intègre quatre grandes catégories de données : climat, végétation, topographie et facteurs humains.
« Notre modèle fournit des informations détaillées sur les risques liés aux incendies de forêt, ce qui permet d'attribuer une note de risque à chaque propriété. Ces informations sont essentielles pour les compagnies d'assurance afin de quantifier, gérer, tarifer et également divulguer les risques d'incendie de forêt à des fins réglementaires », affirme M. Agili.