Le phénomène de concentration qui a eu cours dans le marché régulier commence à se faire sentir du côté des risques spéciaux. De plus en plus de courtiers concentrent leurs volumes auprès d’un grossiste.
Plusieurs grossistes interrogés par le Journal de l’assurance disent observer cette montée de la concentration des volumes dans le marché sous-standard. Jean-François Raymond, président de Groupassur, a remarqué cette tendance de concentration il y a environ deux ans. Il en avait fait part à l’industrie lors du lancement de son option de facturation directe il y a trois mois. Il affirmait alors qu’offrir cette option était devenu nécessaire vu cette concentration.
« Les programmes de surcommissionnement amènent les grossistes plus près de ce que les assureurs réguliers offrent. Ça fait partie des raisons pour lesquelles les cabinets se tournent vers les grossistes et que certains en choisissent un en particulier. Groupassur a d’ailleurs un programme de boni de transfert de volume », explique-t-il.
M. Raymond mentionne aussi que de plus en plus de grossistes entrent sur le marché des risques standards. Le service qu’ils offrent incite les courtiers à revenir vers eux pour ce type de risques, au détriment des assureurs.
Pierre Chicoine, président de Profescau Assurance spécialisée, corrobore. « Les courtiers développent des relations avec les souscripteurs avec qui ils travaillent, ce qu’ils apprécient. »
Un service plus personnalisé
Tous s’entendent pour dire que les grossistes offrent un service plus personnalisé aux courtiers que les assureurs réguliers. Il s’agit d’un des facteurs qui expliquent pourquoi les cabinets leur sont fidèles.
« Les affaires sont basées sur les relations que développent les courtiers et les souscripteurs. La règle du ratio 80-20 s’applique ici : 80 % des affaires proviennent des mêmes courtiers », soutient Nick Kidd, président et directeur général d’April Canada.
Il ajoute que les courtiers sont sous pression de la part de leurs clients pour émettre des polices en moins de deux jours. « Les grossistes leur livrent la marchandise en ayant un service rapide et efficace. La majorité de nos polices sont émises en un ou deux jours au Québec », assure M. Kidd.
Une étude qu’a menée April en novembre 2016 confirme que 73 % des courtiers sont fidèles à quelques grossistes lorsque leurs clients ont des besoins en assurance non standard ou spécialisée. Des quelque 800 courtiers interrogés, seuls 7 % trouvent leurs spécialistes en recherchant dans un annuaire ou sur Internet.
« Les courtiers aiment traiter avec des grossistes en qui ils ont confiance. La concentration les aide à consolider leurs affaires », dit M. Kidd.
Si à priori la concentration peut sembler être un désavantage pour les grossistes, c’est tout à fait le contraire pour certains. Même que ça fait partie de la stratégie de Groupe Totten.
« Nous approchons nos plus gros clients et leur demandons le plus possible de concentrer leur volume, en échange d’avantages, ce que les assureurs font déjà », indique Guy Boissé, président, ventes et opérations, assurances, auprès du groupe. Comme avantages aux cabinets qui concentrent chez eux, on compte une hausse des commissions, une participation aux publicités, et de l’aide pour la planification annuelle, notamment.
Des fusions et acquisitions en vue
De son côté, Premier Canada a des anchor brokers, ou des cabinets de courtage ancrés, qui ont une relation privilégiée avec le grossiste et qui bénéficient aussi d’avantages. « Ce n’est pas nécessairement les cabinets qui nous apportent plus de volume. On ne vise pas les gros courtiers à tout prix. On établit ce partenariat pour maintenir une relation d’affaires plus humaine », précise Shirley Gauthier, directrice Québec, chez Premier Canada. Pour l’instant, ces anchor brokers se situent dans le reste du Canada, puisque Premier est installé au Québec depuis quelques mois seulement.
M. Boissé affirme que la concentration pousse le Groupe Totten à développer leurs produits pour les rendre meilleurs lorsque les courtiers concentrent vers un produit spécifique. « Nous sommes enclins à rendre un certain produit plus compétitif en termes de protection et de prix lorsqu’on remarque que le volume de plusieurs courtiers tend vers ce type de risque », souligne-t-il.
La tendance de concentration et l’expertise des grossistes mènent à plusieurs fusions et acquisitions, rapportent-ils. « De plus en plus de fusions de grossistes sont à l’horizon en 2017. On a atteint la capacité maximale en termes de nombre. À cet effet, le Groupe Totten inclut les acquisitions dans sa stratégie de développement pour l’année », affirme M. Boissé.
Au-delà des fusions entre grossistes, ceux-ci attirent aussi les assureurs, comme ce fût le cas pour Premier Canada, acquis par Co-Operators en 2015. « Les assureurs voient une partie de leur volume être transférée vers les grossistes, ils les acquièrent donc pour la conserver. Le volume acquis qui avait été transféré chez le grossiste représente peut-être 15 % du volume de primes de ce dernier. Néanmoins, ça permet à l’assureur de consolider sa position. Au lieu d’acheter un autre assureur à gros prix, ils achètent des grossistes puisqu’à volume égal, ces derniers valent moins, mais ont une expertise plus pointue », avance Jean-François Raymond, de Groupassur.
Certains prédisaient qu’il y aurait plus d’acteurs sur le marché, alors qu’au contraire, Nick Kidd remarque qu’il y a de moins en moins de grossistes, particulièrement au Québec. « Des grossistes de taille moyenne fusionnent pour devenir plus gros. »
Inquiétude pour les courtiers indépendants
Johanne Pistagnesi, présidente de Pistagnesi Doyon, s’en inquiète. « Pour les bureaux indépendants, ça fait peur de voir toutes ces fusions. Plus tu es indépendant, mieux c’est. On remarque une certaine tendance à ce que les plus gros absorbent les plus petits. »
Si les plus gros grossistes ont la capacité d’offrir des avantages intéressants aux courtiers qui concentrent leur volume chez eux, ce n’est pas nécessairement le cas des plus petits d’entre eux, qui sont à risque de disparaitre, selon plusieurs. Les grossistes qui écoperont le plus sont ceux qui perdront du volume au profit des grossistes qui demandent une concentration de la part des cabinets.
« C’est un marché difficile pour les plus petits, pas seulement à cause de la concentration, mais aussi à cause de la conformité. C’est difficile pour ces grossistes d’investir dans les audits, la conformité, et les données, entre autres. Je ne vois pas comment ces plus petites entreprises peuvent soutenir leurs affaires », ajoute M. Kidd.
Pour Pierre Chicoine, dont le marché cible est celui de la responsabilité civile complexe, c’est un avantage d’être spécialisé dans un marché où on remarque une tendance de concentration. « Le fait que Profescau œuvre dans la même niche depuis 20 ans fait en sorte que l’on continue de croitre. Je ne dis pas que ça n’a pas donné des idées à nos compétiteurs. Nous avons de la compétition. Mais on s’en sort très bien. Nous n’avons jamais eu besoin de faire de la publicité pour faire connaitre nos services », dit-il, tout en mettant en garde les plus petits grossistes de générer un bon volume de primes dans leurs marchés.
Concentration ou pas, Guy Boissé rappelle que les grossistes qui réussiront sont ceux qui offriront le meilleur service. « C’est le nerf de la guerre ».