En février 2021, les policiers sont débarqués chez Lamborghini Montréal, à Kirkland, pour y mener une perquisition. Il s’agissait de l’un des six commerces et dix résidences visités par des enquêteurs de l’Escouade nationale de répression du crime organisé (ENRCO), dirigée par la Sûreté du Québec.
Deux autres concessionnaires de location de véhicules ont aussi reçu la visite des policiers à la même occasion. Les entreprises concernées sont soupçonnées de servir au recyclage des produits de la criminalité, selon ce que rapportaient les médias à cette occasion.
Toujours en lien avec cette affaire, en mars et en avril 2022, ENRCO a procédé à l’arrestation de plusieurs individus, dont un membre des Hell’s Angels. Six des individus arrêtés le 21 avril ont comparu le même jour au palais de justice de Montréal pour faire face à plusieurs chefs, surtout reliés au trafic de stupéfiants.
De l’inaction
Le consommateur qui a besoin de 200 000 $ pour acheter une maison peut s’attendre à ce que l’institution financière prêteuse vérifie au minimum son crédit avant de le financer. Mais pour une voiture de luxe du même montant ? Pas toujours, semble-t-il.
Selon un expert de l’industrie dont nous tairons l’identité à sa demande, l’inaction de plusieurs organisations permet aux réseaux criminels de voler des automobiles luxueuses. Celles-ci sont ensuite revendues à l’étranger à prix fort. Parfois, les complices du forfait poussent même l’audace à réclamer l’indemnité pour le vol à l’assureur de l’auto.
Deux assureurs ont décidé de prendre les moyens pour contrer ces méfaits. Comme des procédures sont actuellement logées devant un tribunal, les intervenants ont préféré ne pas commenter publiquement.
Le laxisme de l’ensemble des intervenants contribue à cette fraude à l’assurance, selon notre source. Les véhicules de luxe loués ou achetés ici sont revendus beaucoup plus cher à l’étranger, car il existe des conditions sévères qui restreignent leur mise en marché dans plusieurs pays, sous la forme de tarifs douaniers élevés ou d’embargos.
Les personnes consultées par le Portail de l’assurance ont levé le voile sur les méthodes des réseaux criminels et ont confirmé le stratagème dénoncé par notre source confidentielle.
Par exemple, on utilise un prête-nom pour sortir le véhicule du concessionnaire. Cette personne ne devrait théoriquement pas se voir accorder de financement pour acheter le véhicule, car elle n’a pas le crédit requis.
Quand cette situation survient, la fraude aurait été rendue possible grâce à la complicité du concessionnaire ou de l’un de ses employés ou encore grâce aux criminels qui ont fourni une fausse identité au présumé acquéreur.
Ces autos de grande valeur sont dotées d’appareils de repérage exigés par l’assureur avant de mettre la voiture en circulation. De tels outils permettent de suivre à la trace le parcours du véhicule.
Toutefois, s’il n’y a pas de déclaration de vol, les données du système de repérage ne peuvent servir, car seuls l’assuré ou les tiers au contrat peuvent les demander.
Si le véhicule est retenu aux douanes, s’il n’y a pas eu de déclaration de vol, en principe, les services frontaliers ne peuvent le saisir.
Le système de repérage est installé au nom du client, et non pas à celui du concessionnaire. Si l’acquéreur a utilisé de faux papiers, il est peu probable qu’il déclare le vol.
La déclaration tardive
Nous avons vérifié auprès de l’organisme Équité Association si les affirmations de notre source anonyme étaient plausibles. L’enquêteur Jacques Lamontagne souligne qu’en moyenne chaque année, de huit à dix automobiles d’une valeur de 200 000 $ et plus sont retrouvées dans un conteneur dans le port de Montréal, sur les quelque 1 000 véhicules qui sont récupérés sur le site.
Équité Association a été créée en 2021 à la suite de la réunion des équipes d’enquêteurs du Bureau d’assurance du Canada et de Canatics, firme spécialisée dans la collecte de données visant à déterminer les risques de fraude. Lorsque ses enquêteurs découvrent un véhicule dans un conteneur, ils ne s’occupent pas de l’enquête policière.
« On communique avec le concessionnaire ou ce que l’on peut trouver comme propriétaire. On lui demande simplement si son véhicule devrait se retrouver dans un conteneur maritime pour l’exportation. Il arrive à l’occasion que le concessionnaire découvre alors le vol ou qu’il décide de le déclarer volé », explique M. Lamontagne.
La majorité de ces véhicules de luxe retrouvés dans un conteneur étaient en location. « Est-ce que le concessionnaire était vraiment au courant qu’il était volé ? Je ne peux pas vous le dire. Il le rapporte volé à la suite de notre appel. Est-ce qu’il y avait des primes d’assurance sur ces véhicules ? Pas dans tous les cas », raconte M. Lamontagne.
Le concessionnaire peut avoir été berné par un consommateur qui se présente devant lui sous une fausse identité. Le faux client s’est forgé une identité, laquelle est associée à des revenus faramineux. Il se présente chez le concessionnaire et dépose un montant de sécurité de 40 000 $ à 60 000 $. Il signe un contrat de location de 24 mois à 6 000 $ par mois.
« Pour sortir le véhicule, il a besoin d’une preuve d’assurance. Celle-ci est aussi obtenue sous un faux nom, le même que celui qui a servi pour le financement, donc il n’est pas valide. Une fois sorti de chez le concessionnaire, le véhicule est mis dans un conteneur pour l’exportation », ajoute Jacques Lamontagne.
Le concessionnaire ou la banque ou l’assureur découvre la fraude lorsque le « client » cesse de payer la location, le prêt ou la prime d’assurance, quelques semaines ou quelques mois après la prise de possession et alors que le véhicule a déjà été expédié à l’étranger.
Si le véhicule était déclaré volé au moment de la saisie du conteneur, Équité Association fait mener une expertise afin de vérifier qu’il n’a pas été maquillé, que les pièces maîtresses n’ont pas été modifiées et qu’il est toujours propre à circuler sur les routes du Québec.
« Après cela, on le remet à son propriétaire légitime, qui peut être soit l’assureur, soit le concessionnaire, soit un particulier. On voit de tout dans notre domaine. Il arrive que le particulier ne déclare pas tout de suite que son véhicule a été volé. Encore là, je laisse à l’enquête policière le soin de déterminer si l’histoire est légitime ou pas », poursuit M. Lamontagne.
Déjà dans un conteneur
À la suite d’un mandat demandé à la compagnie qui s’occupe du repérage du véhicule, si l’assureur ou la banque demande de vérifier les déclarations du consommateur, assez souvent, on constate que le vol est déclaré à telle date alors que le véhicule est déjà dans un conteneur au port de Montréal bien avant cela.
Souvent, une vérification de routine aurait permis au concessionnaire de constater que ce client n’avait pas le profil financier pour acheter la voiture. Si la banque autorise le concessionnaire à prêter l’argent requis pour l’achat sans faire la moindre vérification, elle est aussi complice par son inaction, estime-t-on dans l’industrie.
Les propos recueillis laissent entendre que l’institution financière ne devrait pas accorder une telle délégation au directeur du financement concernant l’octroi du prêt demandé pour un véhicule de luxe. Cela devrait relever de la banque.
Le concessionnaire ne perd pas au change si le véhicule est volé puisque ce sont le prêteur ou l’assureur qui subissent la perte.
« Tous les assurés paient pour cette fraude, non seulement en raison des primes qui doivent être plus élevées que les réclamations, mais aussi en frais de justice devant les tribunaux lorsque l’assureur décide de poursuivre l’une des parties de la transaction et qui est soupçonnée de fraude », conclut notre source.
Joint par le Portail de l’assurance, Robert Vieira, du service des réclamations chez Aviva Canada, souligne que dans les cas où le consommateur est soupçonné de complicité lors du vol, c’est soit qu’il n’arrive plus à payer les versements, soit que les criminels lui ont offert une somme d’argent pour mettre la main sur son véhicule.
« Évidemment, si le véhicule est retrouvé dans un conteneur sans avoir été déclaré volé, on pousse notre enquête un peu plus loin », dit-il.
Lorsque le propriétaire du véhicule est complice du recel, les voleurs lui suggèrent d’attendre quelques jours avant de déclarer le vol, le temps que le conteneur soit sur un bateau en mer. « Une fois parti en mer, on ne peut plus rien faire », note M. Vieira.
Des répercussions
Les répercussions de la saisie de février 2021 se font encore sentir en août 2022. Le 16 août à 19 h 45, l’impact d’un projectile a été constaté sur l’édifice situé au 4475, boulevard Métropolitain Est, dans l’arrondissement Saint-Léonard. Un commerce spécialisé dans les voitures de collection s’y trouve.
Le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) refuse de commenter les enquêtes. La relationniste Caroline Labelle confirme au Portail de l’assurance que des enquêtes sont en cours pour cet incident et deux autres de nature criminelle survenus dans des établissements exploités par la famille du même propriétaire.
Le 4 juin 2022, deux véhicules ont été incendiés dans la cour d’un concessionnaire automobile situé sur le boulevard Provencher, près de la rue Jarry, toujours dans Saint-Léonard. Le SPVM précise que le sinistre est « possiblement d’origine criminelle ».
Le 1er août 2022, un impact de balle a été constaté sur un autre concessionnaire automobile qui se trouve sur la voie de service de l’autoroute 40 près de l’avenue Stillview à Kirkland, rapporte le SPVM.
Autre réseau démantelé
Le 28 juillet dernier, Équité Association et plusieurs corps policiers de l’Ontario ont annoncé le démantèlement d’un important réseau de vol automobile. Le réseau modifiait le numéro d’identification du véhicule (NIV) avant de le revendre à un acheteur privé. La plupart des autos retrouvées avaient été volées en Ontario.
Dans le cadre du projet Myra lancé en septembre 2020, les enquêteurs ont ainsi mis la main sur 214 véhicules volés, d’une valeur estimée à 12 millions de dollars (M$).
L’une des trois têtes du réseau criminel était implantée dans le comté de Peel et s’occupait de modifier le NIV des autos volées avant de les revendre. Une organisation parallèle, installée dans le comté de Durham et à Toronto, s’occupait de modifier les papiers des autos volées en Saskatchewan pour favoriser leur revente en Ontario ou leur utilisation par des réseaux criminels. La troisième tête du réseau était un groupe criminalisé implanté dans le comté de York faisait aussi le marquage du nouveau NIV sur les autos volées avant de les enregistrer en Ontario avant de les revendre ou de les réutiliser pour commettre d’autres crimes.
Les policiers de la Saskatchewan ont été mis à contribution et quelque 28 individus des deux provinces ont été arrêtés les 19 et 20 juillet dernier. Ils ont été accusés pour 242 infractions au total. Quatre de ces individus travaillaient au sein du gouvernement ontarien et sont suspectés d’avoir été complices de ces réseaux criminels en aidant à modifier l’enregistrement des véhicules volés grâce au NIV.
D’autres corps policiers de même que plusieurs ministères et organismes publics du gouvernement ontarien ont participé au projet Myra. Grâce aux 44 mandats de perquisition, les policiers ont saisi des armes à feu, des quantités variables de diverses drogues (fentanyl, cocaïne, cannabis, psilocybine, etc.) de même que deux machines au laser pour marquer les autos volées et des sommes d’argent totalisant 160 000 $ CA et 8 400 $ US.
Une bonne partie des véhicules recouvrés faisaient partie des autos de haut de gamme. On a ainsi récupéré une Lamborghini Urus (200 000 $) et une Acura NSX (150 000 $). Quelque 37 % des véhicules retrouvés portaient les marques Honda ou Acura.
En 2021, Équité Association a récupéré 1 193 véhicules volés d’une valeur estimée de 45,6 M$ aux ports de Montréal et de Halifax.
La prime moyenne en assurance automobile au Québec était de 732 $ en 2020. Le vol d'une auto de 200 000 $ correspondait ainsi aux primes de 273 clients.