La résiliation d’une offre d’achat d’actifs donne-t-elle le droit à l’acquéreur de réclamer à la partie vendeuse des dommages-intérêts équivalant aux frais encourus et à la perte de gains futurs ? La Cour supérieure a répondu non et ainsi tranché le litige entre deux conseillers en sécurité financière.
Le litige a été tranché par le juge Philippe Cantin, après quatre journées d’audience tenues en juin et une autre le 4 octobre dernier. Les demandeurs étaient Bernard Lachance et le Groupe Lachance Services financiers. La défenderesse était Judith Turmel. Ils sont tous les deux courtiers indépendants auprès de Groupe Cloutier, cabinet en services financiers.
Mme Turmel est conseillère en sécurité financière et en planification financière depuis 1994. M. Lachance exerce les mêmes fonctions depuis 2004. Les deux concentrent leur pratique sur les placements et l’assurance de personnes.
Des offres, une entente
En 2015, M. Lachance approche Mme Turmel afin de lui proposer d’acquérir son portefeuille. La défenderesse n’est alors pas prête à vendre et les discussions s’arrêtent rapidement.
En janvier 2016, les parties conviennent néanmoins d’une entente par laquelle Mme Turmel vendra son portefeuille au Groupe Lachance advenant qu’elle devienne totalement invalide ou qu’elle décède.
En 2019, M. Lachance revient à la charge. Mme Turmel démontre de l’ouverture et l’offre d’achat d’actifs est signée le 5 novembre 2019. Diverses clauses sont prévues. La date de clôture de la transaction est prévue le 1er juin 2020.
Le 12 décembre 2019, les parties signent une entente de loyer et de frais communs pour l’occupation, par Judith Turmel, d’un bureau dans les locaux de Groupe Lachance. La défenderesse et son adjointe déménagent dans les locaux.
En février 2020, M. Lachance entreprend des démarches auprès d’un assureur afin d’obtenir un prêt de 360 000 $ devant financer l’achat de la première tranche de 20 % du portefeuille de Mme Turmel. Une lettre d’intention est envoyée par l’assureur le 4 juin 2020.
Le 2 juin 2020, Mme Turmel organise une rencontre virtuelle avec ses clients afin de leur donner une mise à jour sur la situation des marchés, et Bernard Lachance est présenté comme étant son associé.
Résiliation du contrat
Différents documents sont échangés entre l’assureur et les demandeurs à la fin de juin 2020, pour donner suite à la transaction.
Entre le 5 et le 9 juillet 2020 (les parties ne s’entendent pas sur le moment précis), Judith Turmel annonce qu’elle ne souhaite plus vendre son portefeuille. L’adjointe de Mme Turmel confirme la décision par courriel le 14 juillet et le duo abandonne les bureaux du Groupe Lachance en septembre 2020.
Le 13 octobre 2020, M. Lachance envoie une mise en demeure pour dédommagement en raison de la rupture du contrat. La demande introductive d’instance est datée du 6 janvier 2021 et les dommages sont estimés à 381 674 $. En avril 2022, le montant total réclamé est désormais de 1 316 911 $.
La valeur du portefeuille de Mme Turmel était établie, le 25 octobre 2019, à un peu plus de 46,6 millions de dollars (M$). Au moment de l’instruction du procès, la valeur s’établit à 61 M$.
L’échéance
La défenderesse prétend que la condition de l’obtention du financement requis pour l’acquisition de son portefeuille n’a pas été satisfaite en date du 1er juin 2020 ni par la suite. Elle affirme ne pas avoir consenti au report de l’échéance prévue pour fermer la transaction.
Là-dessus, le tribunal souligne que le report est implicite compte tenu du comportement des parties dans les semaines qui ont suivi cette date. Plusieurs gestes ont été posés qui démontrent que Mme Turmel acceptait le délai.
Les conditions
La vente devait se faire par tranches de 20 % et sur un horizon de cinq ans. L’offre d’achat est conditionnelle à l’obtention par M. Lachance du financement nécessaire à la transaction.
L’assureur demande notamment la modification de l’offre d’achat d’actifs afin d’y prévoir que l’acquisition de chaque tranche supplémentaire du portefeuille est conditionnelle à l’obtention du financement. L’annexe A de la lettre d’intention de l’assureur prévoit les sûretés exigées par le prêteur en garantie de remboursement du prêt, y compris certaines qui concernent la défenderesse.
Le prêteur demande ainsi une hypothèque mobilière sur le volume d’affaires de Mme Turmel. La preuve établit que la partie vendeuse n’a pas participé aux discussions avec l’assureur concernant le financement de la transaction. Elle a simplement signé l’annexe B qui autorise le prêteur à recueillir des renseignements personnels. L’acquéreur accepte les modalités du prêteur le 8 juin 2020.
Mme Turmel refuse de signer le projet de convention d’hypothèque mobilière transmis à M. Lachance le 23 juin 2020. Le prêteur maintient sa demande que la défenderesse signe, en sa faveur, un engagement de non-sollicitation et de non-concurrence applicable dans l’éventualité de l’exercice d’un recours hypothécaire. Cet engagement est inclus dans la convention envoyée à la notaire le 1er juillet 2020. Mme Turmel maintient son refus de consentir un tel engagement.
La preuve documentaire montre que la rencontre entre les parties a eu lieu le 9 juillet 2020. C’est à cette occasion que Mme Turmel confirme qu’elle met fin à l’entente. M. Lachance soutient que la lettre d’intention de l’assureur prouve qu’il a rempli son obligation d’obtenir le financement nécessaire à l’acquisition du portefeuille. Le tribunal rappelle qu’une telle lettre n’équivaut pas généralement à l’obtention d’un financement.
La lettre d’intention comporte d’ailleurs une réserve où le prêteur confirme que son engagement prendra effet quand les parties auront conclu une offre de financement ou une convention écrite de prêt. Les paramètres décrits qui mènent à une telle acceptation comportent des garanties auxquelles Mme Turmel n’a jamais consenti, indique le tribunal.
La preuve prépondérante montre que le financement n’a pas été mis en place puisque ni l’assureur ni M. Lachance n’ont obtenu l’accord de Mme Turmel pour les garanties qu’ils lui exigeaient. En conséquence, cette dernière n’était plus liée par l’offre d’achat d’actifs.
Engagements du vendeur
Les demandes de l’assureur avaient pour conséquence de modifier la nature des engagements de Mme Turmel prévus dans l’offre d’achat d’actifs.
L’avocat des demandeurs plaide que l’engagement de non-concurrence était prévu dans l’offre d’achat à la section 8.1 du contrat. La défenderesse s’engageait à ne pas concurrencer l’acquéreur en ne sollicitant pas la clientèle qu’elle lui vendait. L’engagement envers l’assureur était d’une autre nature, estime le tribunal.
Le juge Cantin rappelle que l’achat du portefeuille devait se faire sur une période de cinq ans. La clause requise par l’assureur rendait possible un scénario où le défaut de l’acquéreur qui surviendrait avant l’acquisition de la totalité du portefeuille placerait la défenderesse dans une position délicate alors que le transfert du portefeuille n’était pas terminé.
Les conditions de financement n’étaient pas acceptables pour la défenderesse et les modalités demandées par le prêteur dépassaient ce qui avait été prévu par les parties à la transaction. Mme Turmel était en droit de refuser les nouvelles modalités proposées. Comme le financement n’était pas concrétisé, elle n’était plus liée par l’offre, conclut le tribunal.
Déception
Joint par le Portail de l’assurance le 20 novembre dernier, M. Lachance se dit très déçu du jugement rendu par la Cour supérieure. Au moment de notre entretien, il n’avait pas encore rencontré son avocat pour déterminer s’il allait soumettre une requête pour permission d’en appeler auprès de la Cour d’appel du Québec. Le 1er décembre, M. Lachance nous confirme par courriel qu’il ne fera pas appel du jugement.
La clause de non-sollicitation en cas de reprise, présente dans le contrat de financement de l’assureur, vise à prévoir que le prêteur reprend la clientèle si le débiteur ne paie pas sa dette. La conseillère qui vend sa clientèle a pris le même engagement dans l’offre d’achat. « C’est une clause qui vient d’office dans une offre d’achat », indique-t-il.
Certes, l’offre d’achat ne disait rien advenant le cas où le prêteur reprenait la clientèle. Mais M. Lachance ne croit pas que cet argument suffisait à expliquer le raisonnement du tribunal qui donne raison à Mme Turmel sur cette question, ce qui rendait caduque l’offre d’achat de même que la transaction dans son ensemble.