Le tribunal décline la demande d’Intact compagnie d’assurance qui demandait le rejet des procédures dans un litige l’opposant à des exploitants agricoles. L’assureur alléguait que les demandes en justice étaient prescrites, mais le tribunal rejette sa requête.
La décision, rendue le 21 août 2024, a été écrite par le juge Bernard Larocque, du district de Saint-Hyacinthe de la Cour supérieure du Québec. Les demandes en justice ont été déposées le 8 mars 2023 par Laurent Lemieux. À la suite de son décès en septembre 2023, la succession a repris l’instance et les deux dossiers. Les recours concernent quatre réclamations refusées par les assureurs, dont trois sont liées à Intact.
L’autre assureur visé par une poursuite intentée par la succession est Optimum Assurance agricole. Le cabinet DPA Assurances est aussi défendeur dans cet autre dossier.
Le litige découle des sinistres ayant touché les entreprises de M. Lemieux, dont l’exploitation est établie dans une petite municipalité de la municipalité régionale de comté des Maskoutains, en Montérégie. La famille exploite une ferme de production céréalière et de travaux agricoles à forfait, dont l’élevage porcin, par l’entremise d’une société en nom collectif et d’une compagnie à numéro. Dans le jugement, on réunit les réclamations sous le vocable des entreprises de Lemieux.
Quatre réclamations
Les biens et la responsabilité civile de Lemieux étaient assurés par Intact de 2014 à 2016 par l’entremise du cabinet DPA. L’assureur a résilié ses contrats par préavis avant leur échéance, le 24 octobre 2016. Les contrats ont été résiliés après trois réclamations sur une période de deux semaines.
Le 4 octobre 2016, un camion de Lemieux est volé. Le lendemain, deux tracteurs sont incendiés. Le 18 octobre 2016, un autre incendie frappe une moissonneuse-batteuse. Les pertes de Lemieux et de ses entreprises s’élèvent à une somme de 1 645 404,15 $.
Optimum a assuré les biens et la responsabilité de Lemieux de novembre 2016 au 13 août 2017, après avoir elle aussi résilié les contrats par préavis le 26 juillet 2017. Le 23 juillet 2017, un incendie ravage des bâtiments où Lemieux fait de l’élevage porcin à forfait pour Isoporc. Les dommages réclamés par Lemieux sont de 460 000 $.
Quelque 600 bêtes appartenant à Isoporc sont mortes dans l’incendie. La perte est de 161 265 $. Cette firme a été en partie indemnisée par le biais d’une entente de réciprocité entre des agriculteurs et une fiducie, laquelle a versé 138 000 $. Le représentant du fiduciaire réclame des dommages à Lemieux qui, à son tour, réclame cette perte aux défenderesses.
Le tribunal précise que le vol et les trois incendies sont d’origine criminelle. La famille Lemieux et leurs entreprises sont victimes de ces crimes, personne ne les accuse ou ne les suspecte d’y être mêlées. Les deux dossiers ont été réunis par la cour le 23 août 2021.
Une fois les réclamations reçues, les assureurs ont fait enquête et ont émis leur refus d’indemniser. Les primes payées ont été remboursées et les assureurs ont annulé ab initio leurs contrats respectifs pour toutes les périodes couvertes.
Ils soutiennent que leurs assurés ont manqué à leurs obligations de déclarer promptement toutes les circonstances qu’ils connaissaient au moment de leurs déclarations initiales. Selon les assureurs, ces renseignements auraient été de nature à influencer de façon importante leur décision d’accepter les risques ou de maintenir l’assurance.
Les procédures
La demande introductive d’instance déposée contre Intact est datée du 18 avril 2019. Intact a annulé les contrats le 2 mai 2017.
La poursuite contre Optimum et le cabinet DPA a été déposée le 15 décembre 2020. L’assureur avait annulé ses contrats le 27 novembre 2017. Dans l’hypothèse où son recours contre l’assureur échoue et que la position d’Optimum soit justifiée, Lemieux soutient que le cabinet a été fautif dans l’exécution de son mandat et qu’il est responsable des dommages réclamés.
Le 15 mars 2023, Lemieux modifie sa demande pour y ajouter Intact comme défenderesse en garantie. Ce recours est subsidiaire, car si les poursuites contre Optimum et DPA échouent, la demanderesse soutient que l’assureur Intact devrait être tenu de lui rembourser les dommages de l’incendie de juillet 2017, puisque les motifs de résiliation des contrats sont « non seulement mal fondés en fait et en droit, mais au surplus, frivoles, dilatoires et abusifs ». En raison de la poursuite du fiduciaire, la famille dépose un nouvel appel en garantie contre Intact, pour les mêmes motifs.
La prescription
Intact présente sa demande de rejet basée sur l’article 51 du Code de procédure civile et concerne plus précisément l’acte d’intervention forcée pour l’appeler en garantie et la demande modifiée dans la poursuite intentée contre Optimum et DPA. Ces recours ont été déposés le 15 mars 2023.
Intact estime que dès le 27 novembre 2017, tous les éléments générateurs des droits d’action de Lemieux étaient déjà réunis et la demanderesse en avait connaissance. Selon l’article 2925 du Code civil du Québec, le délai applicable est de trois ans.
Pour appuyer sa thèse, l’assureur s’appuie principalement sur l’interrogatoire au préalable de Mario Poirier, représentant de DPA, tenu en octobre 2023. Les propos ne peuvent être contredits lors de l’instruction en raison du décès de Laurent Lemieux.
Le juge Larocque cite la jurisprudence concernant les demandes en rejet basées sur la prescription. Le cas échéant, le tribunal se doit de la déclarer abusive dans une perspective de saine administration des ressources judiciaires et en évitant de les embourber davantage par des demandes vouées à l’échec.
Pour accepter la demande de rejet d’Intact, le tribunal doit conclure que Lemieux avait la connaissance de tous les éléments générateurs de ses droits d’action plus de trois ans avant de les entreprendre. Dans l’affirmative, l’action entreprise en avril 2019 a-t-elle interrompu la prescription ?
Selon Intact, ce qui lui est reproché par Lemieux dans le cadre de ses deux recours tire sa source d’une assise factuelle distincte de ce qu’il lui était reproché dans la demande initiale soumise en 2019. L’assureur estime que cette nouvelle demande n’a pas interrompu la prescription qui lui est acquise.
Le tribunal analyse la demande introductive modifiée du 8 mars 2023, relié à l’incendie de la ferme porcine de juillet 2017. « Autrement dit, pour qu’Intact soit condamnée, encore faudrait-il que le recours de Lemieux contre Optimum échoue dans un premier temps, et que celui contre DPA, lui-même subsidiaire, échoue dans un second temps », lit-on au paragraphe 32.
L’annulation injustifiée
Selon Lemieux, à partir du moment où Intact a résilié ses contrats, Optimum était le seul assureur prêt à souscrire ses risques, selon l’expert du cabinet DPA. Si Optimum avait pris connaissance des lettres d’annulation d’Intact au moment où elles ont été transmises, soit les 26 avril et le 2 mai 2017, ce nouvel assureur aurait immédiatement résilié ses contrats. La représentante d’Optimum a confirmé cette affirmation lors d’un interrogatoire au préalable.
Lemieux, ses entreprises et DPA étaient donc placés devant une impasse en raison de l’annulation d’Intact, empêchant le cabinet de combler les besoins d’assurance des entreprises de Lemieux. Selon Lemieux, la faute d’Intact, dont la raison pour annuler serait injustifiée, la rendrait donc responsable des dommages assurés par Optimum.
M. Poirier confirme avoir expliqué à Laurent Lemieux qu’il devait recourir au marché spécialisé pour remplacer Intact comme assureur, en raison des trois réclamations d’octobre 2016, et Optimum était le seul assureur actif en assurance agricole. Après l’incendie de juillet 2017 et l’annulation des contrats par le second assureur, il ne restait plus d’option au courtier pour placer les risques de Lemieux.
Selon Intact, au moment de souscrire ses contrats avec Optimum le 28 novembre 2016, Lemieux savait que cet assureur était le seul assureur agricole à offrir des protections de type sous-standards sur le marché québécois. « Or, cette connaissance de Lemieux doit apparaître sans équivoque à ce stade, ce qui n’est pas le cas », indique le tribunal.
Ce portrait complet de la situation ne peut être obtenu que lors de l’instruction au procès. « La réponse ne saute pas aux yeux », ajoute le juge Larocque. Le tribunal ne peut conclure là-dessus à la seule lecture du témoignage de M. Poirier, car ses réponses sont nuancées.
Le degré d’assurance nécessaire pour conclure que Lemieux connaissait tous les éléments générateurs de l’instance en novembre 2017 n’est pas atteint. Cela suffit au tribunal pour disposer de la demande en rejet d’Intact.
La cour analyse tout de même l’argument de Lemieux concernant l’interruption de la prescription par la demande déposée le 18 avril 2019. Les recours sont-ils de même source ? La Cour suprême du Canada enseigne que l’interprétation de ce concept doit être libérale, l’objectif étant de maintenir les droits liés à un litige, et non de les éteindre.
Cette « source » mentionnée à l’article 2896 du Code civil n’est pas nécessairement synonyme de « cause d’action », cette première notion étant plus large que la seconde et ne s’y limitant pas, précise le tribunal.
Une action distincte d’une autre peut interrompre la prescription dans la mesure où elle découle de la même source. Selon Lemieux, Intact se devait de respecter ses obligations contractuelles envers lui, car rien ne justifiait l’assureur de les annuler unilatéralement.
Lemieux se base sur les mêmes motifs et les mêmes faits pour soutenir que ceux invoqués par Intact sont injustifiés. Le tribunal détermine que la source du droit d’action demeure la même, soit la décision d’Intact d’annuler les contrats.
Intact plaide qu’il faut distinguer le bien-fondé de sa décision d’annuler les contrats et le caractère fautif de celle-ci. Le tribunal juge plutôt que c’est la justification de la même décision qui doit être analysée au regard des mêmes faits.
En conséquence, les droits d’action de Lemieux exercés le 15 mars 2023 dans sa demande modifiée dans le dossier impliquant Optimum n’étaient pas prescrits puisque civilement interrompus, conclut la Cour supérieure.