Un nouveau rapport publié par l’organisation Investisseurs pour l’accord de Paris (IPAP), qui milite pour la responsabilité des entreprises face à la crise climatique, avance une proposition : les assureurs devraient poursuivre en justice les grands pollueurs pour recouvrer les coûts engendrés par les catastrophes climatiques aggravées par les émissions de gaz à effet de serre (GES). 

« Les entreprises polluantes engrangent des milliards de dollars de bénéfice tout en se déchargeant des coûts imputables à leurs activités polluantes sur le reste de la société. Il s’agit là d’une forme d’enrichissement injustifié qui met en péril la stabilité de systèmes tels que le marché de l’assurance habitation », soutient IPAP dans son rapport intitulé Dommages climatiques et crise latente de l’assurance habitation au Canada: « Qui va payer? ». 

Cela dit, l’organisation – mieux connus sous son nom anglais Investors for Paris Compliance ou l’acronyme I4PC – reconnaît que les assureurs sont peu susceptibles de prendre l’initiative d’un tel recours, étant eux-mêmes souscripteurs et investisseurs majeurs dans l’industrie des combustibles fossiles.

« La majorité des compagnies d’assurance canadiennes ont jusqu’à présent éludé la question malgré la menace existentielle qui pèse sur leur industrie », ajoute-t-on. L’analyse de l’organisme indique que les sept plus grands assureurs de dommages au Canada et leurs sociétés mères détenaient ensemble plus de 19,5 milliards de dollars (G$) d’actifs liés aux combustibles fossiles à la fin de 2023. 

En entrevue avec le Portail de l’assuranceKiera Taylor, analyste principale à IPAP, affirme que pour préserver la stabilité du système, il faudra inévitablement recouvrer certains coûts ; ce qui rend les poursuites inévitables. Elle compare la situation actuelle à celle qui a précédé les poursuites massives contre les fabricants de tabac

Qui paiera les mesures d’adaptation? 

Kiera Taylor

« À l'heure actuelle, le secteur ne se préoccupe pas de savoir qui paie. Qui paie pour ces mesures d'adaptation? Qui paie pour l'augmentation des primes et des pertes non assurées, les dommages causés aux infrastructures publiques, la hausse des coûts liés à la lutte contre les incendies et l'augmentation des fonds alloués aux catastrophes? À l'heure actuelle, toutes ces dépenses sont à la charge des titulaires de police d'assurance et des contribuables », explique-t-elle.

« À mesure que ces coûts augmentent – et nous savons qu'ils augmentent ; l'industrie elle-même parle de leur augmentation –, si ces coûts continuent d'être supportés uniquement par les contribuables et les assurés, cela devient insoutenable et injuste », dit l’analyste. 

Le rapport souligne en outre que les dommages non assurés sont supportés par les assurés et les contribuables : « Tandis que les demandes d’indemnisation des pertes assurées ont dépassé 9 milliards de dollars en 2024, un montant estimé à 24 milliards de dollars de dommages n’a pas été couvert par les assurances. Les ménages canadiens finissent par payer pour ces dommages, soit directement de leur poche, soit par le biais de leurs impôts lorsque les gouvernements financent la lutte contre les événements météorologiques extrêmes. » 

Selon Mme Taylor, les assureurs pourraient contribuer à la stabilité du système en exerçant leur droit de subrogation contre les grands émetteurs de GES. « Les assureurs utilisent régulièrement leur droit de subrogation. C’est une pratique courante », souligne-t-elle. « Il faut simplement l’étendre aux dommages climatiques. » 

Réclamations records 

Dans une plainte adressée à l’Autorité ontarienne de réglementation des services financiers (ARSF), IPAP fait valoir que l’industrie de l’assurance reconnaît que la crise climatique est à l’origine de réclamations record. « La solidité du secteur de l’assurance habitation entre en collision avec la capacité de payer des consommateurs », peut-on lire. 

L’organisation demande notamment que : 

  • les institutions financières effectuent des évaluations réalistes des risques. « Il est nécessaire de mieux communiquer les hypothèses et les estimations clés dans la modélisation des changements climatiques et l’analyse des scénarios », affirme IPAP dans son rapport; 
  • les autorités réglementaires comme l’ARSF apportent plus de transparence au marché et enquêtent sur ce qui se passe dans les marchés provinciaux de l’assurance habitation; 
  • l’ARSF mène une analyse publique sur la capacité de payer des consommateurs de produits d’assurance habitation; 
  • le régulateur exige au minimum une divulgation publique regroupée des hausses de primes, incluant les justifications, les cartes d’inondation et d’incendie, et les plans des assureurs en matière de carboneutralité. « Les consommateurs et les organismes de réglementation de l'Ontario ne sont informés des augmentations des primes d'assurance qu'une fois celles-ci déjà entrées en vigueur et n'ont aucun moyen d'évaluer si l'augmentation pratiquée par une compagnie donnée correspond à la moyenne provinciale ou régionale, ni de déterminer les facteurs qui ont motivé cette augmentation et si ceux-ci étaient légitimes », indique la plainte. « L'un des aspects fondamentaux du mandat de la FSRA est de garantir la solidité et la stabilité du secteur de l'assurance habitation. Or, celle-ci est progressivement compromise par l'inaccessibilité financière des assurances liée au climat. » 

IPAP souligne qu’il n’existe actuellement aucun mécanisme de suivi de l’abordabilité des primes par l’ARSF, ni de seuil permettant de déterminer à quel point une tarification devient insoutenable ou déstabilisante pour le marché de l’assurance habitation. 

« Il n’y a aucune projection sur la fin possible des hausses de primes, mais les impacts climatiques sont appelés à s’accélérer dans un avenir prévisible, tout comme les réclamations. Ces coûts continueront d’être refilés aux consommateurs. Poussé à son extrême, ce scénario mène à un effondrement du système », avertit-on. 

Science de l’attribution 

La science de l'attribution des catastrophes aux changements climatiques, quant à elle, a considérablement évolué ces dernières années. Elle a été développée pour répondre à la question suivante : les changements climatiques ont-ils causé ou influencé un événement donné? 

« Par exemple, elle nous permet de dire que les changements climatiques ont accru d'environ 50% l'intensité de la saison des feux de forêt de 2023 au Québec et ont multiplié au moins par sept la probabilité de voir se produire des épisodes d'une telle sévérité », indique IPAP dans son rapport.

Cette science s’est développée au point de pouvoir relier les émissions de sources identifiables à des dommages physiques et économiques mesurables, qui peuvent d’ailleurs ensuite être appliqués pour répondre aux normes juridiques d'admissibilité, selon l’organisation. Autrement dit, « la science de l’attribution permet de désigner clairement les principaux responsables », tandis que « les recours judiciaires et la législation fournissent les outils nécessaires au recouvrement des coûts ». 

En s’appuyant sur diverses études, le rapport indique que l’économie mondiale aurait été plus riche de 28 000 milliards de dollars si elle n’avait pas subi les impacts des épisodes de chaleur extrême causés par les 111 plus grands émetteurs mondiaux. 

Quelques données clés du rapport et de la plainte à l’ARSF : 

  • Dans certaines régions comme Shuswap en Colombie-Britannique, Calgary (Alberta) et Carleton Place en Ontario, les primes d’assurance habitation ont bondi entre 25% et 300% en 2024. Dans d’autres zones à haut risque, les hausses se situent entre 50% et 70% en une seule année. 
  • Depuis 2019, le nombre de réclamations pour dommages en biens personnels a augmenté de 115% au pays.
  • En 2023 et 2024, les assureurs ont payé 1,01 $ en réclamations et frais d’exploitation pour chaque dollar de prime perçu. En Alberta, ce ratio est de 1,18 $. 
  • Les inondations de juillet 2024 à Toronto ont généré 1 G$ en pertes assurées. Les pertes totales, incluant celles non assurées, atteignent 4 G$. 
  • Environ 80% des villes canadiennes sont situées en zones inondables. 
  • Entre 2014 et 2019, le prix moyen des maisons dans les communautés touchées par des inondations catastrophiques a chuté de 8,2 %. 
  • Le propriétaire moyen en Alberta paie 660 $ de plus en 2025 qu’en 2015 pour son assurance habitation. 
  • En Ontario, les primes d’assurance habitation ont augmenté de 84% entre 2014 et 2024, incluant une hausse de 12,7% en 2024 et de 7,2% en 2025. En 2025, les assurés paient en moyenne 519 $ de plus qu’en 2015. (Les propriétaires hors de Carleton Place, à Ottawa, ont signalé une hausse de 72% d'une année sur l'autre.) 
  • Durant le cycle de renouvellement de 2023, les primes de réassurance contre les catastrophes ont augmenté de 25 à 30% pour les portefeuilles sans sinistre et de 50 à 70% pour les portefeuilles ayant subi des pertes récentes. 

Source: Investisseurs pour l’accord de Paris. 

Un conflit d’intérêts pour l’industrie

 L’industrie de l’assurance se trouve en conflit d’intérêts en investissant et en souscrivant dans le secteur des combustibles fossiles à hauteur de milliards de dollars, contribuant ainsi à aggraver les émissions et les dommages climatiques tout en en transférant les coûts aux consommateurs.
– Investisseurs pour l’accord de Paris (IPAP)

Le rapport de IPAP affirme que pour envisager sérieusement d’utiliser leur droit de subrogation, les assureurs devront d’abord composer avec leur propre implication financière dans le secteur des combustibles fossiles. 

« Les institutions financières canadiennes ne sont pas reconnues pour leur proactivité en matière de gestion du risque climatique », affirme Kiera Taylor. « Les assureurs sont encore financièrement liés aux compagnies pétrolières. Il est incohérent qu’une entreprise qui tire encore profit de ces sociétés cherche en même temps à les poursuivre. » 

Elle ajoute : « Si une entreprise continue d'investir et de souscrire dans cette activité qui nuit à ses affaires, il est probable qu'elle ne soit pas prête à prendre les mesures nécessaires pour récupérer les coûts liés à cette activité. » 

La plainte à l’ARSF va plus loin. « L’industrie de l’assurance se trouve en conflit d’intérêts en investissant et en souscrivant dans le secteur des combustibles fossiles à hauteur de milliards de dollars, contribuant ainsi à aggraver les émissions et les dommages climatiques tout en en transférant les coûts aux consommateurs », peut-on lire. « Les compagnies canadiennes d’assurance de dommages participent à l’aggravation des dommages climatiques », tranche l'organisation. 

Bien que certaines entreprises adoptent des pratiques de réduction de leur empreinte carbone, reconnaît IPAP, « ces efforts sont incohérents et insuffisants par rapport à ceux déployés par d'autres pays à l'échelle mondiale et à ce qu'exige la science climatique », dit l’organisation. 

Traitement équitable des consommateurs 

Le rapport et la plainte invoquent également les lignes directrices réglementaires en matière de traitement équitable des consommateurs. 

Contrairement à l’assurance automobile, où les augmentations de primes et leurs facteurs sont relativement transparents, relève IPAP, la tarification de l’assurance habitation demeure opaque, ce qui empêche les consommateurs, les municipalités et les constructeurs de prendre des décisions éclairées. 

« Il y a peu de transparence sur le rôle des marges bénéficiaires des assureurs », lit-on dans la plainte. « Il y a aussi peu de transparence quant aux facteurs climatiques qui influencent la couverture, comme les cartes d’inondation ou d’incendie, considérées comme des données exclusives par l’industrie, mais ayant pourtant des conséquences concrètes pour les propriétaires, les urbanistes et les promoteurs. »

On cite des cas où des résidents ont dépensé beaucoup d’argent pour des mesures de protection contre les inondations, avant de découvrir qu’ils n’étaient pas couverts: « Dans certains cas, des résidents de l'Ontario ont dépensé des dizaines de milliers de dollars pour se protéger contre les inondations et ont été surpris de constater qu'ils n'étaient toujours pas couverts contre les inondations. Même lorsqu'une assurance est disponible, les propriétaires de maisons situées dans des zones à haut risque peuvent devoir assumer des frais importants en raison des conditions de remboursement imposées par les assureurs. » 

Dans sa plainte IPAP déplore également que les assureurs utilisent des données climatiques internes différentes de celles des cartes publiques, souvent désuètes ou incomplètes. « Environ 94% des Canadiens vivant en zone à risque ignorent leur vulnérabilité face aux inondations. Les villes peuvent donc approuver des projets immobiliers en se basant sur des données qui contredisent celles utilisées par les assureurs. Les municipalités ne sont pas en mesure de savoir précisément où approuver les nouveaux projets immobiliers, ce qui peut entraîner des pertes pour les promoteurs. » 

Quant au Programme national d’assurance contre les inondations, salué pour sa volonté de protéger les Canadiens vulnérables, il pourrait aussi, toujours selon la plainte de IPAP à l’ARSF, servir à décharger l’industrie des clients moins rentables. De plus, l'organisation souligne qu'il s'agit là d'une forme de double prélèvement sur les ressources des Canadiens, car beaucoup d'entre eux financeront le programme national avec leurs impôts, tout en payant eux-mêmes des primes plus élevées. 

Réponse de l’industrie 

 C’est un nouveau concept et une nouvelle discussion.
– Kiera Taylor

La réponse du secteur, axée sur l’adaptation, est jugée inadéquate. Encore une fois, indique IPAP, les coûts sont transférés aux propriétaires et aux contribuables. 

« Dans sa réponse publique à l’accroissement des dommages, le secteur de l’assurance semble, pour une grande part, n’avoir qu’un seul mot à la bouche : l’adaptation. Plusieurs acteurs de l’industrie affirment que les ménages et les gouvernements devraient dépenser davantage pour protéger leurs biens contre les phénomènes climatiques extrêmes, ce qui s’apparente à une autre forme de transfert de coûts », écrit l'organisation dans son rapport. « Les compagnies d’assurance peuvent exiger une combinaison de ce type de mesures en vue de proposer des tarifs plus bas ou des franchises plus avantageuses. » Cependant, certains clients ont découvert trop tard que ces mesures n'ont pas toujours d'incidence sur l'assurabilité. 

« En même temps, les autorités de réglementation fédérales et provinciales chargées d’assurer la stabilité du système demeurent largement en retrait, alors que les coûts augmentent pour les propriétaires et les contribuables, sans perspective d’amélioration. » 

La plainte envers l’ARSF critique aussi le Bureau d’assurance du Canada (BAC) pour son silence sur la nécessité de réduire les émissions de GES à la source. Le BAC, sollicité par le Portail de l’assurance pour commenter les critiques, a refusé d’y répondre directement, se contentant de nous transférer un communiqué dans lequel il affirme partager les préoccupations de IPAP quant à l'escalade des risques climatiques. 

« Le Canada bénéficie d’un marché de l’assurance habitation stable et concurrentiel, avec plus de 100 assureurs offrant ce produit — et ce, malgré les réclamations records et la pression sur les coûts de réassurance mondiale. Les assureurs sont engagés à maintenir la couverture et à promouvoir des solutions qui s’attaquent aux risques sous-jacents, et non seulement à leurs symptômes », indique le BAC. 

Kiera Taylor reconnaît que l’idée d’attribution est encore nouvelle. « C’est probablement la première fois, ou l’une des premières, que cette discussion est présentée publiquement aux assureurs de dommages canadiens », dit-elle, à propos du rapport qui plaide pour la récupération des coûts climatiques au nom de l’abordabilité et de la stabilité du système. « C’est un nouveau concept et une nouvelle discussion. »