Avant même que le mérite des diverses poursuites intentées contre le propriétaire de l’immeuble incendié dans le Vieux-Port de Montréal en 2023 puisse être entendu, le tribunal devra déterminer si l’assureur a raison de nier la couverture en responsabilité civile et de déclarer que la police du propriétaire de l’immeuble est nulle ab initio.
Le 16 mars 2023, l’incendie de cet édifice situé au 224, place d’Youville à Montréal, a entraîné la mort de sept personnes. Les victimes avaient loué des unités via la plateforme de location à court terme Airbnb.
Dès le mois de septembre 2023, l’assureur des Souscripteurs du Lloyd’s informe le propriétaire, Émile Benamor, de l’annulation ab initio de la police d’assurance souscrite pour sa responsabilité civile souscrite et ses biens, dont l’immeuble incendié.
En juin 2024, M. Benamor entame des procédures contre les Lloyd’s et d’autres assureurs en leur réclamant des dommages vu l’annulation de la couverture. Sa poursuite est présentée comme le dossier « Lloyd’s-245 » dans la présente requête.
En septembre 2024, deux poursuites intentées par les familles de victimes contre le propriétaire immobilier de même que deux autres procédures sont réunies pour être instruites en même temps et jugées sur la même preuve. La Ville de Montréal est aussi défenderesse dans les quatre dossiers réunis.
En janvier 2025, le propriétaire produit une demande Wellington dans le cadre de l’instance jointe et réclame que le tribunal ordonne à Lloyd’s de prendre fait et cause pour assumer sa défense dans deux de ces litiges. La requête est entendue les 15 et 16 mai dernier par le juge David Roberge, de la Cour supérieure du Québec.
À cette occasion, l’assureur réclame la suspension de la demande Wellington le temps qu’un jugement final soit rendu dans le dossier « Lloyd’s-245 », car la validité de la police d’assurance est au cœur de ce litige.
Un précédent
Dans un jugement livré oralement le 16 mai dernier et dont la transcription a été rendue publique le 26 mai dernier, le tribunal accorde la demande de suspension. Comme le dossier « Lloyd’s-245 » est plus avancé que les autres poursuites, le juge Roberge estime qu’il est opportun que cette affaire soit tranchée avant d’imposer à l’assureur de prendre la défense du propriétaire poursuivi.
La règle édictée par l’article 2503 du Code civil du Québec concernant l’obligation de défense par les assureurs est bien connue, indique le tribunal. Même si les conditions d’application de la demande Wellington sont bien balisées par la jurisprudence, le juge Roberge souligne le caractère exceptionnel de la demande de suspension soumise par les Lloyd’s. Aucun des avocats des différentes parties dans les nombreux litiges réunis n’a pu trouver un exemple de précédent.
En conséquence, le tribunal cite les principes résumés en 2020 par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Landry c. Chélin, où elle précisait plusieurs éléments qui peuvent justifier la suspension de l’instance. Parmi ceux-ci, on mentionne le cas où « le sort ultime d’un recours dans une instance dépend, dans une large mesure, du sort d’un recours dans une autre instance » ou encore la situation où « il existe un risque de jugements contradictoires sur certaines questions dont sont saisies les deux instances ».
Les cas les plus classiques de demande du type Wellington sont ceux où les parties ne s’entendent pas sur les clauses du contrat ou sur ses exclusions. Ici, Lloyd’s prétend que la police n’aurait pas dû être émise, vu le défaut allégué de M. Benamor de lui permettre d’apprécier convenablement le risque aux moments pertinents. Le débat doit se faire sur la connaissance du propriétaire de l’immeuble des activités illégales de location à court terme qui s’y déroulaient.
En droit des assurances, il est d’usage de puiser dans les principes de common law établis par les tribunaux du reste du pays comme droit supplétif au droit civil en vigueur au Québec. Ces tribunaux ont développé des mécanismes afin d’étudier avec souplesse l’exécution en nature de l’obligation de défense par l’assureur.
La validité de la police d’assurance en litige, soulevée dans le cadre de la demande Wellington formulée par M. Benamor, est déjà débattue dans le dossier « Lloyd’s-245 », aussi intenté par le propriétaire de l’immeuble sinistré. Ce dernier conteste l’annulation de la police par l’assureur en alléguant que les motifs seraient non justifiés.
Dans les deux dossiers où M. Benamor demande l’intervention de l’assureur, encore en mars 2025, le propriétaire a soumis une demande d’intervention forcée en garantie contre quatre utilisateurs de la plateforme Airbnb. Ceux-ci s’opposent à leur adjonction au litige et aucune audition n’a encore été fixée.
« Importer dans les dossiers de responsabilité civile le débat sur la validité du contrat d’assurance, alors qu’il se fera dans un dossier parallèle, heurterait le principe de proportionnalité », lit-on au paragraphe 63.
Autres facteurs
En plus du risque de jugements contradictoires, le tribunal souligne les inconvénients procéduraux qui pourraient découler de la demande Wellington. « Le pouvoir de suspension de l’instance, s’il est dans l’intérêt de la justice de le faire, doit participer à l’utilisation judicieuse des ressources limitées du système de justice et à limiter les coûts pour les parties », écrivait la Cour d’appel en 2020 dans l’arrêt Landry c. Chélin.
Dans une des poursuites en responsabilité civile, le défendeur est déjà appuyé par un autre assureur. « Si Lloyd’s était tenue d’assumer la défense de Benamor à ce stade dans ce même dossier, on peut facilement imaginer que cela soulèvera des tensions en égard au principe de l’unicité de la représentation et des questions de partage des coûts », indique le juge Roberge.
M. Benamor est déjà représenté par le même avocat dans les dossiers « Sears-237 » et « Lacroix-232 ». Dans le dossier « Chubb-239 » où l’intervention du Lloyd’s est réclamée, l’assureur Chubb et la Société du Musée d’archéologie et d’histoire de Montréal (Pointe-à-Callière) sont les demandeurs. La suspension de la demande Wellington forcera M. Benamor à assumer ses frais dans ce dossier et la poursuite « Sears-237 ».
Pour le tribunal, l’analyse de la responsabilité civile du propriétaire immobilier est la même en ce qui concerne la faute, les dommages et le lien de causalité. Ces éléments sont inhérents aux aspects admissibles à l’obligation de défense dans « Lacroix-237 » et « Sears-237 », où M. Benamor est représenté par le même avocat.
Le défendeur a d’abord institué un recours contre Lloyd's en juin 2024, sept mois avant de déposer sa demande Wellington. Selon le tribunal, cela « témoigne d’un manque de sentiment d’urgence face à la détermination de l’obligation d’être défendu. Il s’agit d’un choix que Benamor a fait avec ses avocats de l’époque, qui ne peut être occulté ».
Le financement par Lloyd’s de la défense de M. Benamor, si la thèse de la police annulée ab initio est retenue par le tribunal, présente un grand risque pour l’assureur, qui devrait alors se faire rembourser les frais de défense.
L’assureur sera capable d’honorer une éventuelle condamnation à rembourser les honoraires d’avocats du défendeur. « L’inverse est moins vrai », souligne le tribunal en notant que les diverses poursuites intentées contre M. Benamor comportent des réclamations totalisant 55 millions de dollars dans les dossiers réunis, incluant celles liées à la responsabilité civile.
Report du débat
Si l’annulation de la police est confirmée dans le dossier « Lloyd’s-245 », la demande Wellington deviendra caduque. Par ailleurs, si le propriétaire immobilier a gain de cause et que le contrat est déclaré valide, une partie des dommages seront couverts.
Le tribunal rappelle aux parties leur devoir de coopérer et de limiter l’affaire à ce qui est nécessaire pour résoudre le litige.
Comme le juge Roberge a accueilli la demande de suspension soumise par l’assureur, il n’y a pas lieu de se prononcer sur la requête de Lloyd’s pour produire une preuve extrinsèque, laquelle est remise à une date indéterminée.
L’assureur confirme que si la validité de la police est établie, il ne contestera pas l’obligation de défendre dans le cadre des dossiers « Sears-237 » et « Chubb-239 ».
Le coroner en chef du Québec a ordonné la tenue d’une enquête publique, le 8 octobre 2024. Quelques jours auparavant, un incendie criminel avait causé la mort de deux personnes dans un autre édifice du Vieux-Montréal appartenant à M. Benamor. Cette enquête sera jumelée à l’enquête ordonnée le 4 avril 2023 pour étudier le premier incendie. Les travaux sont suspendus pour ne pas nuire au processus judiciaire en cours dans ces deux affaires.