Les assureurs ont vendu 7,8 milliards de dollars (G$) de rentes collectives aux promoteurs de régimes de retraite à prestations déterminées en 2023, a récemment rapporté le Portail de l’assurance. C’est la troisième année d’affilée que ce marché atteint les 7 G$. Les ventes ont atteint 7,8 G$ en 2022, et 7,7 G$ en 2021. En comparaison, l’industrie a vendu 4,4 G$ de rentes aux régimes en 2020.
Acheter des rentes collectives permet aux promoteurs de régimes de se délester des risques financiers liés au marché des actions et aux taux d’intérêt, ou encore à l’inflation lorsque les prestations du régime sont indexées. La rente collective les déleste aussi du risque de longévité des retraités. Une fois la prime payée, la rente achetée par le promoteur de régime permet de garantir le versement des prestations aux retraités, jusqu’au décès du dernier survivant.
L’achat de rentes permet un transfert complet des risques – Émile Alarie
« L’achat de rentes permet un transfert complet des risques », a expliqué en entrevue avec le Portail de l’assurance Émile Alarie, associé principal, spécialiste, transfert de risques de pension, de Mercer Canada. M. Alarie illustre qu’un promoteur peut convertir un portefeuille d’actions en un portefeuille d’obligations, pour limiter son exposition aux marchés boursiers. Avec une rente collective, il peut éliminer complètement ce risque, en plus de celui des taux d’intérêt, ajoute M. Alarie.
Éliminer le risque de longévité fait aussi partie des objectifs des promoteurs, mais dans une moindre mesure, selon Émile Alarie. Il remarque que les régimes matures de grande taille ont souvent développé une expertise pour gérer ces risques.
Huit assureurs occupent le marché du transfert des risques de retraite : Assomption Vie, BMO Assurance, Co-operators, Desjardins Sécurité financière, iA Groupe financier, RBC Assurances, Rentes Brookfield et Sun Life. Ils étaient auparavant neuf. Canada Vie a quitté le marché en août 2023, après plusieurs années d’activité.
Envol en 2013
Entre 2008 et 2012, le volume moyen annuel de transactions s’est limité à 1,1 G$, selon le rapport Le pouls du marché des rentes collective – premier trimestre de 2024, du consultant WTW. Le marché des transferts de risques a pris son envol en 2013. À ce moment, le volume des transactions a franchi la barre des 2 G$ pour la première fois.
WTW a agi comme consultant dans la première transaction à franchir le milliard de dollars. Annoncée en 2021, cette transaction de 1,8 G$ conclue entre le régime de General Motors du Canada et les assureurs Sun Life, iA Groupe financier et Rentes Brookfield a permis de protéger les prestations de 6 000 retraités. À titre de consultant, WTW domine le marché depuis 2021 en termes de volume des transactions. Ses plus proches rivaux sont Aon, Mercer et TELUS Santé.
Directeur général et chef, gestion des risques de retraite, Canada, à WTW, Marco Dickner a mis sur pied l’équipe de transfert des risques de retraite de WTW, il y a 12 ans. M. Dickner a confié au Portail de l’assurance que son équipe a depuis été au centre de transactions dont le volume totalise aujourd’hui plus de 16 G$.
Potentiel de croissance
Quelques transactions de taille importante n’ont pas eu lieu en 2023, et ont été reconduites, potentiellement en 2024 – Mathieu Tessier
Dans son rapport Info Industrie - Aperçu du marché canadien des rentes collectives en 2023, Sun Life signale que des ententes en discussion pourraient déboucher sur des transactions de 17 G$.
« C’est une probabilité ; toutes ces transactions n’aboutiront pas nécessairement en 2024 », a nuancé Mathieu Tessier, vice-président des relations clients et de l’innovation, solutions prestations déterminées, de Sun Life.
Celles qui se réaliseront en 2024 pourraient toutefois faire bouger l’aiguille, croit M. Tessier.
« Quelques transactions de taille importante n’ont pas eu lieu en 2023, et ont été reconduites, potentiellement en 2024. Le marché devrait avoir une certaine croissance », observe-t-il.
Chez Mercer, Émile Alarie prévoit que le volume de rentes total de 2024 sera supérieur à celui de 2023. Selon lui, les résultats de l’an dernier font classe à part en raison d’un nombre de grandes transactions inférieur à celui des années précédentes. « Plusieurs grands promoteurs avaient déjà acheté avant 2023. Le volume amené par ces promoteurs a diminué. Il y a donc eu un fort volume de petites et de moyennes transactions », dit-il.
Les régimes sont en excellente situation financière – Marco Dickner
« Le plateau que nous avons observé est en partie attribuable à la capacité des assureurs d’absorber la forte demande de 2023, a ajouté Émile Alarie. Les huit assureurs du marché ont différentes capacités. » M. Alarie croit toutefois que les assureurs ont augmenté leur capacité avec les années. Il pense que le marché sera capable d’absorber la demande élevée à venir en 2024.
Selon le rapport de WTW, le volume des transactions se porte déjà à 1,1 G$ à la fin du premier trimestre de 2024, soit un record pour un premier trimestre. Marco Dickner voit deux principales raisons derrière l’ascension des rentes comme outil de transfert de risques de retraite.
- « Les régimes fermés (qui n’acceptent plus de nouveaux participants) sont de plus en plus matures : ils comptent plus de retraités. Les promoteurs commencent par réduire le risque et bien provisionner leur régime. Une fois que c’est fait, ils transfèrent le risque, d’où la demande de rentes. »
- « Les régimes sont en excellente situation financière. Plus de 80 % des régimes sont pleinement provisionnés, sur une base d’achat de rentes. On voit que les régimes ont la capacité d’acheter des rentes parce qu’ils ont l’argent pour se le permettre. »
La fenêtre des taux est ouverte
La fenêtre est ouverte pour se questionner chez ceux qui n’ont pas déjà fait de transaction – F. Hubert Tremblay
En poussant la solvabilité des régimes au-delà de la barre des 100 % tout au long de 2023, les taux d’intérêt élevés ont donné les moyens aux promoteurs d’acheter des rentes. Au troisième trimestre, les régimes affichaient toujours une santé financière supérieure à 100 %.
« Quand le régime est en bonne santé, on peut penser à une stratégie de réduction des risques pour le futur. Cela crée un engouement des promoteurs », soutient Mathieu Tessier. Dans son rapport, Sun Life souligne que 140 promoteurs ont souscrit des rentes collectives en 2023. Parmi eux, 20 acheteurs récurrents ont conclu de nouvelles transactions.
Présent à l’entrevue avec le Portail de l’assurance en compagnie de son collègue, Émile Alarie, F. Hubert Tremblay a dit que « la fenêtre est ouverte pour se questionner chez ceux qui n’ont pas déjà fait de transaction ». Membre du partenariat de Mercer Canada, M. Tremblay croit que c’est un très bon moment pour le promoteur de régime de décider du risque qu’il veut courir.
La décision pourra être l’achat de rentes ou d’autres solutions, dit F. Hubert Tremblay. « Les régimes à prestations déterminées sont en super bonne position financière. Ils ont développé des surplus, des excédents d’actifs. Ils sont en mesure de prendre des décisions qui enlèveront du risque. Ces solutions seront financées par les excédents », soutient M. Tremblay.
Les excédents diminueront, mais laisseront le régime « en zone positive », estime M. Tremblay. Il ajoute que le régime aura au passage réduit son risque, qu’il s’agisse d’achat de rentes ou du changement à la politique de placement. « La fenêtre est maintenant ouverte, mais le sera-t-elle demain ? Le contexte économique peut venir la refermer », tempère F. Hubert Tremblay.
La Banque du Canada a annoncé le 10 avril 2024 qu’elle maintenait son taux directeur à 5,00 %, en raison d’une inflation persistante. Son gouverneur, Tiff Macklem, n’a toutefois pas fermé la porte à des coupures de taux lors de l’annonce prévue en juin 2024.
En attendant les coupures, les taux d’intérêt élevés ont contribué à abaisser le prix des rentes collectives, constate Marco Dickner, les rendant encore plus attrayantes aux yeux des promoteurs de régime. Comme le rendement de la rente correspond à celui de placements à revenu fixe à long terme, toute hausse des taux d’intérêt en donne plus pour son argent au client. « Les coûts d’achat de rente ont baissé de 20 % à 30 % depuis trois ans », constate-t-il.
L’inflation fait vendre
Émile Alarie mentionne un autre risque financier que la rente peut éliminer. « Le promoteur pourrait prendre des rentes pour transférer le risque d’inflation à l’assureur », dit-il. À 2,9 % en mars 2024, l’inflation n’est plus ce qu’elle était en juin 2022, alors qu’elle atteignait 8,1 %, selon les données basées sur l’Indice des prix à la consommation (IPC) global, telles que rapportées par la Banque du Canada.
L’inflation continue toutefois de préoccuper les régimes. « L’inflation est un souci qui mène vers un volume de transactions de rentes collectives plus élevé, tant du côté des rentes indexées à l’inflation que des rentes non indexées », a observé Mathieu Tessier.
Le rapport de Sun Life révèle que les assureurs ont souscrit plus de 2,4 G$ de rentes indexées sur l’inflation depuis 2021, dont plus de 935 millions de dollars en 2023. Un record. « Nous avons travaillé très fort sur ces outils. Les résultats de 2021 à 2023 représentent un volume supérieur à celui de toutes les années précédentes, et on n’a pas fini », lance Mathieu Tessier. De 2013 à 2020, les transactions de rentes indexées à l’inflation ont totalisé un peu plus de 2,2 G$, selon le rapport de Sun Life.
Le rapport de WTW souligne quant à lui que les rentes indexées en fonction de l’IPC représentent environ 1 G$ du volume de transactions enregistrées en 2023.
Il y a toutefois une ombre au tableau. M. Tessier rappelle que le gouvernement canadien a annoncé la fin de 2022 qu’il n’émettrait plus d’obligations à rendement réel, un outil important pour les rentes indexées. Cela forcera selon lui l’industrie à trouver d’autres solutions. « Il y a encore du volume en obligations à rendement réel sur les marchés secondaires, mais il s’amenuisera au fur et à mesure que ces obligations arriveront à échéance », prévient-il.
M. Tessier pense que les assureurs pourraient se diriger vers d’autres outils à l’échelle mondiale, dont les obligations basées sur l’inflation américaine.