La récession menace les États-Unis. Bien des portefeuilles de placement pourraient en subir les contrecoups. Dès lors, les investisseurs froissés risquent fort de se tourner vers le bouc-émissaire numéro un pour demander réparation : leur conseiller. Il ne faut pas être bien malin pour pressentir une vague de poursuites en assurance responsabilité contre les erreurs et omissions (E&O).Au moment de fermer la présente édition, le « mot en R » guettait toujours les États-Unis. Le Canada s’en tirerait mieux, selon des économistes, grâce à un secteur des services solide, une industrie des ressources toujours vigoureuse et un marché de l’emploi favorable.

Pourtant, l’onde de choc que provoquera la détresse des marchés américains pourrait bien entraîner une recrudescence de poursuites en E&O contre les conseillers financiers canadiens, disent les experts.

Et quand l’économie va mal, aucun professionnel n’échappe à l’ire de ses clients. Comptables, avocats et notaires compris. « Quand ça va mal, les consommateurs cherchent des coupables. Il leur arrive parfois de poursuivre aveuglément toutes les personnes impliquées dans une transaction », dit Pierre Cyr, vice-président assurance spécialisée, chez AXA Assurances.Au cours des mois à venir, Harold Geller anticipe le pire. Avocat spécialisé en poursuites erreurs et omissions au sein du cabinet Doucet McBride LLP, il s’attend à voir une recrudescence de poursuites frapper les conseillers.

Les marchés font peur, c’est vrai. « Ceux qui n’ont pas encore pris la peine de contacter leurs clients pour les rassurer ne font que tendre le bâton pour se faire battre », avertit-il. Au fil des ans, la répartition de l’actif d’un client ne correspond peut-être plus à son profil d’investisseur d’origine. Et même si sa répartition a été rééquilibrée graduellement, l’investisseur a pu changer d’attitude face aux marchés.

Ici, on ne sait pas encore ce qu’il adviendra du marché immobilier dans la foulée de la crise américaine. « On ne sait quel pan de l’économie périclitera, mais l’optimisme que l’on a connu il y a un an sera suivi d’une période de morosité. Vos clients risquent de changer d’humeur eux aussi », prévient M. Geller.

Mais quoi qu’il arrive, les conseillers pourraient s’éviter bien des déconvenues s’ils y mettaient du leur, croit-il. « Les clients ont confiance en leur conseiller. Ils ont du mal à croire que ce dernier les a laissés tomber. Si les conseillers prenaient la peine de contacter leurs clients lorsque la situation est critique, ils éviteraient sans doute les tribunaux », croit M. Geller.

Pierre Lambert met aussi les conseillers en garde contre le lot de poursuites qu’entraînera une récession américaine, surtout si elle est suivie d’un ralentissement au Canada. « Les réclamations sont inévitables dans un marché qui va mal », avertit le président d’Inovesco, cabinet de pointe dans le créneau de l’assurance E&O.

Tous insistent cependant sur le « si », car rien n’indiquait un ralentissement majeur au Canada au moment d’effectuer les entrevues à la fin de février. « Les économistes prévoient un PIB de 1,5 ou 2% pour 2008. Ce n’est quand même pas la dépression », tempère Pierre Cyr. Il dit d’ailleurs ne pas observer de hausse des réclamations en E&O pour le moment chez AXA.

Prenez-en bonne note!

Pour sa part, Jim Bullock estime qu’il ne suffit pas de prendre des notes après une communication avec le client pour se protéger. Il faut bien les prendre. Plusieurs conseillers les écrivent à l’endos d’une enveloppe, et celle-ci se retrouve à la poubelle en moins de deux semaines, déplore le Registraire du Peel Institute of Applied finance, établissement de formation de pointe dans l’industrie, situé en Ontario.

C’est chez les conseillers en assurance vie qu’il observe les plus importantes lacunes. Les courtiers en assurance de dommages, eux, notent le contenu de chaque conversation avec leur client et leur envoient des confirmations écrites. Cela fait partie de leur formation, souligne M. Bullock. À l’opposé, les conseillers en assurance vie ne reçoivent pas de formation spécifique sur l’importance de la prise de note. « On les forme à vendre des produits d’assurance », constate-t-il.

Au Canada anglais

Jim Bullock est également préoccupé de ce qui se passe au Canada anglais. C’est qu’on a retiré du programme de formation, qui mène au permis LLQP, la section relative à la communication entre le conseiller et son client. « Les assureurs ont voulu que cette partie du programme soit supprimée car ils considèrent que plus la formation est longue et difficile, plus ils ont du mal à recruter des conseillers », déplore M. Bullock.

Harrold Geller prévient lui aussi les conseillers des dangers qu’ils encourent s’ils se bornent à ne prendre que quelques notes brèves. Il leur recommande de poser des questions pointues à leurs clients, de confirmer leurs dires par écrit et de les faire signer. « Quels sont les objectifs de vos clients? À combien s’élève leur actif sous gestion? Ont-ils une pension? Quelle est la valeur de leur maison? Entrez dans les détails », conseille-t-il.

Conservez vos notes, conseille aussi M. Geller. Des poursuites surviennent six ou huit ans après une communication avec le client, surtout en assurance vie, ajoute-t-il. Quant au contenu de ces notes, il doit être précis et explicatif.

L’assuré favorisé

La justice fait rarement de cadeaux aux conseillers et aux assureurs. Jim Bullock voit défiler au moins une poursuite par semaine, et « dans la plupart des cas, le conseiller est reconnu partiellement ou totalement coupable ».

Or, l’avocat Maurice Charbonneau, de Charbonneau, avocats conseils, souligne que l’assuré peut contredire une preuve écrite avec succès dans une cause liée à l’assurance, grâce à l’exception que prévoit le Code Civil à l’article 2413 : « Lorsque les déclarations contenues dans la proposition d’assurance y ont été inscrites ou suggérées par le représentant de l’assureur ou par tout courtier d’assurance, la preuve testimoniale est admise pour démontrer qu’elles ne correspondent pas à ce qui a été effectivement déclaré. »

Ainsi, les éléments contenus dans une proposition d’assurance peuvent être mis de côté par un tribunal à la suite du témoignage de l’assuré, explique M. Charbonneau. L’article 2413 impose donc aux représentants et à l’assureur une importante obligation de diligence afin de protéger leur responsabilité en se ménageant de bons moyens de preuve sur ce qui a été effectivement déclaré par un assuré, argue-t-il.

Il arrive aussi que l’assureur poursuive le conseiller s’il le pense responsable de son revers en cour contre la succession d’un assuré décédé.

Cela survient quand l’assureur refuse d’honorer la police en raison, par exemple, de changements dans l’état de santé de l’assuré entre la souscription et l’émission de la police. La succession poursuit l’assureur et gagne. L’assureur se retournera alors contre son conseiller s’il estime que ce dernier lui a caché un fait connu.

Un exemple : l’assuré décède en plongée sous-marine alors que sa police indiquait qu’il ne pratiquait pas ce sport. Or, la succession affirme que le conseiller connaissait ce fait au moment de remplir la proposition.

Jim Bullock a constaté une augmentation de ce genre de poursuite liée à « une modification des critères d’assurabilité ». De plus, la couverture E&O est invalide lors de ces poursuites, comme dans les cas de fraude.

Idem, continue-t-il, pour une personne en bonne santé qui souscrit une assurance vie et qui est frappée d’une crise cardiaque entre le moment de la souscription de la police et le moment de son émission. Elle n’est plus assurable. « Cette personne s’estime chanceuse d’avoir souscrit sa police avant sa crise cardiaque, mais dans les faits, elle vient d’acheter un produit qui n’a aucune valeur », dit-il.

L’assuré perd aussi son assurabilité si entre la souscription et l’émission de la police, il se sépare de sa femme ou s’il a reçu une amende pour excès de vitesse, commente Jim Bullock.

Ce que suggère fortement M. Bullock aux représentants, c’est d’envoyer un accusé de réception à leur client dans lequel ils peuvent indiquer si leur situation a changé depuis le moment où la police a été souscrite, et le jour de son émission. Il utilise lui-même cette méthode avec ses clients et constate que son choix est judicieux. « Selon ce que je vois, si je ne fournissais pas ce formulaire à mes clients, une police sur dix deviendrait invalide »*.

Réviser les questions de santé

Les conseillers prennent aussi de grands risques en laissant l’infirmière des services paramédicaux faire remplir la section santé de la proposition à leur place, sans le vérifier ensuite. L’assureur peut refuser de payer une réclamation sur cette base, et poursuivre ensuite le conseiller. Jim Bullock suggère au conseiller de vérifier particulièrement les questions dont la réponse est non.

« Les infirmières ne reçoivent pas de formation pour poser les bonnes questions quand l’assuré répond non à une question de santé », constate M. Bullock.

Un conseiller expérimenté poussera l’entrevue plus loin lorsqu’un client répond non à une question de santé. Si celui-ci dit ne pas prendre de médicament mais qu’en réalité il prend des antiacides vendus en vente libre à la pharmacie, après ses repas, ou qu’il prend de l’aspirine, la déclaration devient fausse si on n’indique pas ces détails.

*L’accusé-réception utilisé par Jim Bullock peut être téléchargé à l’adresse : http://www.peelinstitute.com/Software/software.html , choisissez Policy delivery receipt