En assurance des entreprises, votre cliente détient un inventaire de pièces ou de matériel de grande valeur qui peut susciter la convoitise ? Conseillez-lui de tenir une comptabilité serrée de ses biens.
C’est la leçon à retenir d’une décision récente rendue le 26 mai dernier par la Cour supérieure. La demanderesse Flo-Fab, une entreprise établie à Bois-des-Filion, dans la région des Laurentides, a vu son recours contre l’assureur Northbridge être rejeté par le juge Michel Yergeau.
Ce dernier a pris la relève de son collègue David Platts qui a entendu l’affaire au mérite. Le juge Platts a commencé son délibéré le 2 février 2020 avant d’être forcé de quitter ses fonctions pour des raisons de santé. Le juge en chef de la Cour supérieure a assigné le dossier au juge Yergeau le 29 avril 2022, avec l’accord des parties.
Le litige
Le vol de pièces usinées dans une installation industrielle oppose la victime du forfait à son assureur. Peu de temps après le vol, l’assureur a consenti des avances à même le montant de l’assurance prévu à la police.
Flo-Fab soutient que sa perte excède le montant versé par l’assureur. La demanderesse a le fardeau de prouver l’étendue des dommages découlant du vol, soit à la fois ses pertes d’inventaire et ses pertes d’exploitation. Le tribunal conclut que l’entreprise n’a pas assumé son fardeau de preuve et rejette le recours.
Le produit
L’entreprise fabrique des pompes à eau monocellulaire, qui se vendent entre 2 000 $ et 100 000 $ par unité. Chaque pompe contient un impulseur unique. De taille variable, ces impulseurs sont habituellement fabriqués d’un alliage de bronze. Ces alliages sont coulés dans des fonderies situées en République populaire de Chine. D’autres pièces entrent dans la fabrication des pompes, elles aussi faites en bronze.
Le vol a eu lieu le 10 novembre 2012. Des pièces de bronze disparaissent. L’entreprise rapporte le méfait à l’assureur. Aucune pièce ne sera retrouvée. L’assureur ne conteste aucunement le vol ou la couverture d’assurance, mais ne s’entend pas avec l’assurée sur la valeur des pièces volées et les pertes d’exploitation.
En janvier en en mars 2013, l’assureur verse des avances totalisant 140 000 $, afin d’aider Flo-Fab d’acquérir de nouveaux impulseurs et lui permettre de limiter ses pertes d’exploitation. À ce moment, les dommages découlant du vol n’avaient pas encore été établis de façon précise.
Northbridge mandate un expert-comptable pour préciser la valeur de l’inventaire volé. Une demande d’information standard est faite à l’entreprise : l’inventaire des pièces aux 31 juillet 2011 et 31 juillet 2012, les listes des produits volés, les états financiers, les achats et les ventes des produits en bronze faits entre le 1er janvier et le 10 novembre 2012 et les documents démontrant le coût unitaire réclamé.
« Au final, l’instruction nous apprend que la demanderesse ne sera jamais en mesure de fournir une réponse adéquate, cohérente et crédible au soutien des deux types de pertes », indique le tribunal.
En septembre 2013, l’assurée transmet sa réclamation établie à plus de 477 000 $. Des rencontres et des échanges se poursuivent entre les parties pour valider le contenu de la réclamation.
Le procès
Fin mai 2014, l’assureur informe l’entreprise qu’elle se limitera au versement de 140 000 $ déjà fait, sans rien y ajouter. Le recours en justice est déposé le 10 novembre 2015. Outre le montant ci-dessus mentionné, Flo-Fab demande 100 000 $ en pertes d’exploitation et 50 000 $ en dommages-intérêts, du total desquels resterait à soustraire l’avance. Aucune preuve n’a été soumise sur ce dernier poste de réclamation, car la demanderesse a retiré cette demande au dernier jour du procès.
L’instruction de la preuve a eu lieu en septembre 2019. La procureure de Northbridge, Me Catherine Chaput, plaide que l’assurée doit prouver la nature et l’étendue des dommages réclamés, comme le prescrit l’article 2471 du Code civil du Québec.
Selon l’assureur, Flo-Fab a failli à son obligation et n’a pu établir la quantité et la valeur des biens volés. L’entreprise rétorque avoir fourni cette preuve « au mieux qu’elle pouvait le faire ».
Nouveau système
En août 2013, l’entreprise informe l’expert-comptable de l’assureur que la compagnie a changé de système informatique au cours de 2012. Une longue partie de la décision consiste à résumer les différences entre les rapports des experts sur la question des inventaires.
Au moment du vol, l’entreprise familiale est toujours dirigée par le père et la mère, mais ne témoignent pas lors de l’instruction tenue en 2019. Dans l’intervalle, ils ont cédé le contrôle de la compagnie à leur fils et à leur fille. L’entreprise avait un chiffre d’affaires d’un peu plus de 6 millions de dollars (M$) au 31 juillet 2012.
Le fils a témoigné, tandis que l’interrogatoire préalable de la fille a été versé au dossier. Elle travaillait au service de la comptabilité depuis huit ans au moment du méfait. Elle ne travaille plus dans l’entreprise et elle n’a jamais rencontré ou discuté avec l’expert-comptable mandatée par l’entreprise. Son témoignage non contredit par l’assurée « jette une ombre sur la crédibilité des chiffres présentés par la demanderesse qui sont à la base de sa réclamation ».
Le tribunal résume la preuve documentaire soumise par Flo-Fab. À plusieurs reprises, le juge Yergeau souligne que l’incapacité de la demanderesse « à amalgamer adéquatement les informations » a créé de la confusion.
Rôle du tribunal
Le tribunal d’instance n’a pas le rôle d’un jury-comptable, précise-t-il au paragraphe 42. « Il ne lui revient pas de mettre en ordre la preuve présentée par la demanderesse pour lui donner un sens, faute pour celle-ci d’avoir pris soin de faire un travail préalable qui soit utile à la prise de décision du juge. »
Tant les données comptables que le rapport de son expert-comptable ne permettent pas à l’assurée de convaincre le tribunal. De plus, les témoignages de la fille et du fils se contredisent concernant le changement de système informatique et son impact sur la gestion des inventaires.
Enfin, le témoin expert de l’entreprise « échoue à imposer sa crédibilité et à défendre son bref rapport d’expertise », daté de mai 2017. Ce dernier estime la valeur des biens volés à plus de 387 000 $, soit une somme inférieure à la réclamation faite en septembre 2013.
Les disparités nombreuses entre ce rapport et la réclamation ne sont pas expliquées au tribunal. « La méthode alternative développée par l’expert n’offre pas plus de fiabilité que le système d’inventaire utilisé par la demanderesse », lit-on au paragraphe 83.
Le tribunal a néanmoins demandé aux experts des parties de l’aider à établir la valeur des biens volés. L’expert de l’assureur a utilisé les données fournies par l’expert de l’entreprise. Une première évaluation estime la perte à plus de 118 000 $, soit une somme inférieure à l’avance déjà versée par l’assureur.
Pertes d’exploitation
La valeur des pertes d’exploitation, estimées à 100 000 $ par l’assurée, « est aussi défaillante que celle administrée pour les pertes d’inventaire », lit-on au paragraphe 120.
L’expert-comptable de l’assureur rappelle que les avances faites en 2013 visaient justement à permettre à l’entreprise de réduire ses pertes en lui permettant de reconstruire son inventaire. L’expert de la demanderesse confirme, dans son rapport de mai 2017, qu’il n’a pas été en mesure d’obtenir le détail du calcul de la perte d’exploitation réclamée.
Le tribunal consacre encore plusieurs pages à analyser la preuve soumise par l’entreprise concernant ses pertes d’exploitation. Cette dernière affirme avoir perdu des clients sans pour autant fournir quelque liste que ce soit. Le tribunal ne peut établir la nature et le nombre exact de commandes annulées, ni leur valeur.
Le tribunal rappelle que le fardeau de preuve qui incombe à l’assurée est clairement énoncé à l’article 2471 du Code. « Cette obligation de collaboration a pour but de permettre à l’assureur de vérifier si le sinistre est couvert par le contrat d’assurance et, le cas échéant, de mesurer les dommages subis. »
« La demanderesse a fait défaut de collaborer avec son assureur et de répondre aux demandes légitimes de ce dernier, compte tenu des postes de la réclamation. L’instruction du dossier n’a pas permis à l’assurée de redresser la situation », conclut le tribunal en notant que l’avance versée par l’assureur représente l’indemnité adéquate compte tenu de la preuve.
Au moment d’écrire ces lignes, le procureur de la demanderesse, Martin de Chantal, n’a pas encore confirmé si sa cliente allait demander la permission d’en appeler devant la Cour d’appel du Québec. La procureure de l’assureur confirme n’avoir pas eu de nouvelles de ce côté.