Dans un jugement qui devrait avoir des répercussions sur la rédaction de la clause Suicide dans les contrats de certains assureurs, la Cour d’appel du Québec vient de rejeter le recours de Beneva qui avait refusé de verser les indemnités aux héritiers d’un individu qui s’était enlevé la vie à l’intérieur de la période de 24 mois suivant la date d’entrée en vigueur de sa police.
Le tribunal s’est rangé aux arguments du juge de première instance et de l’avocat des héritiers selon lesquels le libellé de la clause Suicide dans le contrat de la SSQ (désormais Beneva depuis le regroupement avec La Capital) signé par le disparu ne respectait pas les dispositions du Code civil du Québec (C.c.Q). En conséquence, a confirmé la Cour d’appel, la clause est considérée comme nulle et sans effet.
Si Beneva décide de se soumettre au jugement unanime des trois juges, elle devra verser près de 2,1 millions de dollars, incluant les intérêts, aux bénéficiaires.
Un premier jugement favorable aux héritiers
Les faits remontent à six ans. Un homme avait annulé son premier contrat d’assurance vie à la SSQ et en avait signé un deuxième en 2016 qui prévoyait un capital assuré de 1 500 000 $, moyennant le paiement d’une prime annuelle de 5 295 $.
La clause Suicide apparaissant aux Dispositions générales mentionnait que les indemnités ne seraient pas versées s’il s’enlevait la vie durant les deux premières années.
Elle s’exprimait dans ces termes : « Si, pendant les deux (2) années qui suivent la date d’entrée en vigueur d’une garantie, l’assuré meurt de sa propre main où de son propre fait, qu’il soit sain d’esprit ou non, l’obligation de la Compagnie est limitée au paiement d’une prestation de décès équivalente au remboursement des primes versées pour cette garantie, sans intérêt. »
Or, l’assuré avait mis fin à ses jours durant cette période. Se fondant sur cette clause, Beneva avait donc refusé de verser les indemnités à ses héritiers, se limitant à rembourser les primes payées jusqu’à son décès.
Les bénéficiaires se sont tournés vers un avocat de Joliette, Me Emmanuel Préville-Ratelle. Ce dernier s’est adressé à la Cour supérieure pour faire invalider la décision de Beneva et l’obliger à remettre la totalité des sommes prévues au contrat.
En février 2023, le juge Jean-Yves Lalonde leur avait donné raison et avait estimé que le libellé de la clause d’exclusion Suicide du contrat d’assurance vie de la SSQ signé cinq ans plus tôt par le disparu ne respectait pas le Code civil.
Un problème de rédaction
« Le problème se situait au niveau de la rédaction de la police », a résumé Me Préville-Ratelle en entrevue avec le Portail de l’assurance. « Depuis 1994, l’article 2404 du Code civil dit que toute exclusion dans les assurances de personnes doit être coiffée d’un titre approprié. Dans notre cause, il y a deux choses que le juge de première instance n’a pas aimées », a-t-il indiqué.
« D’une part, la clause Suicide était noyée dans les dispositions générales et était coiffée du titre de Suicide, mais ce titre n’était pas évocateur d’une restriction ou d’une limitation en soi. C’est d’ailleurs ce que la Cour d’appel a retenu dans nos plaidoiries. Le juge a dit que le terme suicide n’évoque pas au lecteur les conséquences de la clause. En soi, ce libellé n’était pas suffisant pour respecter les dispositions du Code civil », détaille Me Préville-Ratelle.
« D’autre part, le juge Lalonde avait en plus relevé que les exclusions n’étaient pas regroupées ensemble dans le contrat de la SSQ, ce qui ne respectait pas les dispositions du Code civil. Elles auraient dû être regroupées ensemble pour faciliter le repérage dans la police. La Cour d’appel est venue nuancer cette conclusion. Oui, a-t-elle dit, elles doivent être regroupées, mais pour une même garantie. Si on avait un contrat qui contenait plusieurs garanties, on pourrait prévoir trois sections d’exclusions, une pour chaque garantie. »
Ce qu’a dit la Cour d’appel
Le jugement de la Cour supérieure forçait Beneva à verser les indemnités prévues au contrat, soit la somme de 1,5 million de dollars à laquelle s’ajoutaient environ 600 000 $ en intérêts, soit environ 2,1 millions de dollars au total.
Beneva avait décidé de s’adresser à la Cour d’appel pour faire renverser cette décision du juge de première instance. Or, dans un jugement rendu le 9 mai dernier, les trois juges du tribunal d’appel ont unanimement maintenu la décision de la Cour supérieure.
« Ainsi, tout comme le premier juge, j’estime que la clause “suicide” contenue au contrat d’assurance vie de feu François R. contrevient aux exigences de l’article 2404 C.c.Q. et que le juge n’a pas commis d’erreur révisable en constatant que le libellé de son titre ne mettait pas suffisamment en évidence les conséquences du suicide sur l’exclusion de la garantie et qu’il ne constituait pas ainsi un titre approprié », a résumé la juge Christine Baudouin au nom des trois membres de la Cour d’appel.
« J’estime que le juge d’instance n’a pas commis d’erreur en concluant que la clause Suicide contenue au contrat d’assurance de feu M. François R. n’était pas coiffée d’un titre approprié, conformément aux exigences de l’article 2404 C.c.Q. et que, par conséquent, elle était nulle et inopposable aux intimés », ajoute-t-elle.
« J’estime, précise-t-elle en son nom et celui de ses collègues, que (…) sous l’égide de l’article 2404 du C.c.Q., le titre d’une clause d’exclusion ou de limitation de la garantie doit clairement mettre en évidence le résultat ou les conséquences de la clause, soit l’exclusion, les limites ou les restrictions de la garantie d’assurance plutôt que sa cause comme telle, comme le suicide ou l’existence d’une condition médicale préexistante. En l’espèce, le titre Suicide ne met pas en évidence le fait que la garantie d’assurance est totalement exclue si le suicide survient durant les deux ans suivant la conclusion du contrat. »
Les impacts de ce jugement
Tous les contrats d’assurance vie au Québec ne sont pas rédigés de la même manière et plusieurs assureurs ne seront pas touchés par ces jugements.
« Le contrat de la SSQ n’était pas une pratique qui était uniforme dans le marché, a observé Me Préville-Ratelle. Beaucoup d’assureurs respectaient déjà les exigences du Code civil. Ces deux jugements auront un impact pour ceux qui ne respectaient pas la loi. Ça faisait des années que la SSQ avait cette clause dans ses contrats malgré l’adoption du Code civil et ne l’avait pas modifiée. D’autres assureurs l’avaient changée depuis. »
« Ça peut avoir d’autres impacts en assurance de personnes sur la rédaction de tout type d’exclusions, pas juste de suicides », croit Me Préville-Ratelle. « Je pense que ça va amener un changement au niveau de la rédaction des clauses d’exclusion dans les contrats pour les assureurs qui n’étaient pas conformes » indique-t-il.
La Cour suprême, dernier recours pour Beneva
Il ne reste plus qu’un recours possible à Beneva pour faire renverser ce deuxième jugement favorable à son ancien assuré, un pourvoi devant la Cour suprême du Canada. Il n’est toutefois pas dit que le plus haut tribunal du pays accepte d’entendre cette affaire. Beneva devra d’abord demander la permission d’en appeler devant la plus haute instance judiciaire canadienne.
La Cour suprême accepte surtout des causes d’intérêt national. Le libellé de certains contrats d’assurance qui ne respecteraient pas la loi québécoise selon la Cour supérieure, jugement confirmé par la Cour d’appel, serait-il considéré comme une cause d’intérêt national ? L’avocat des assurés émet des doutes, même si la décision finale appartient à la Cour suprême. Beneva a 60 jours après la publication du jugement de la Cour d’appel en faveur des bénéficiaires pour prendre sa décision.
« Beneva prend acte de cette décision et procède actuellement à son analyse détaillée avec ses procureurs. Nous ne pouvons pas commenter davantage considérant que le processus judiciaire est toujours en cours, le délai d’appel à la Cour suprême du Canada n’étant pas expiré », a indiqué la porte-parole de l’assureur dans un courriel au Portail de l’assurance.