L’assureur a le devoir d’indemniser le titulaire de la police dans un délai raisonnable à la suite d’une réclamation. Lorsqu’on lui demande d’intervenir, l’expert en sinistre doit évaluer la perte, établir les circonstances de l’événement et soumettre sa recommandation sur la réclamation, mais il dispose d’un temps limité pour le faire.
Le 12 novembre dernier à Bécancour se tenait la 6e édition du Congrès sur la détection des fraudes en assurance. Le Portail de l’assurance a pu y assister grâce à l’invitation des organisateurs de Fraudeexpert.ca. L’événement regroupe principalement des experts en incendie, mais d’autres spécialistes des pertes majeures étaient présents à cette activité.
La formation accréditée pour les experts en sinistre est reconnue par la Chambre de l’assurance de dommages (ChAD) et l’Autorité des marchés financiers (AMF).

Guy Bérubé était l’un des présentateurs. M. Bérubé a récemment pris sa retraite à titre d’expert en sinistre, métier qu’il a occupé pendant plus de 25 ans, après avoir travaillé comme électricien pendant 17 ans. Il a aussi été préventionniste pour des assureurs. Il est devenu spécialiste des enquêtes en incendie et il occupe le poste de vice-président de la section Québec de l’Association internationale des enquêteurs en incendie criminel.
Selon lui, le niveau d’expertise requis pour l’enquête en incendie est le même que celui réclamé aux enquêteurs policiers. « On fait exactement le même travail. C’est juste la finalité qui n’est pas la même. Le policier doit établir la preuve hors de tout doute qu’il y a eu un acte criminel », dit-il.
En matière de responsabilité civile, le tribunal exige une preuve prépondérante. « Mais le juge en veut plus, car la probabilité de 51%, ce n’est plus assez à ses yeux. De nos jours, refuser une réclamation en assurance habitation, ça revient à une condamnation d’un million de dollars au bas mot pour l’assuré. C’est pire qu’une sentence criminelle avec une peine d’emprisonnement », dit-il.
C’est pour cela qu’il ne prend pas son rôle à la légère et ne rend pas une conclusion de fraude sans avoir mené une enquête rigoureuse. « J’essaie d’en arriver au même degré de certitude qu’un policier, car les tribunaux veulent une preuve solide avant de déterminer qu’il y a eu fraude », insiste Guy Bérubé.
L’expert indépendant qui soupçonne la possibilité d’une fraude peut être tenté de pousser l’investigation plus loin afin de bien se faire voir par l’assureur et obtenir d’autres mandats, raconte M. Bérubé.
Des rapports contradictoires
Les expertises commandées à des ingénieurs ou aux autres spécialistes peuvent être erronées lorsque vient le temps de déterminer la cause du sinistre. M. Bérubé cite l’exemple d’un incendie survenu dans un établissement de la Société Élisabeth Fry du Québec, un centre de transition pour femmes à la sortie de leur séjour au pénitencier.
C’était son premier dossier comme expert en sinistre, et il a contredit la conclusion de l’ingénieur qui affirmait que la source était d’origine électrique. « Je n’étais pas de cet avis. Deux jours après, le client m’a enlevé le dossier », raconte-t-il.
Après cet épisode, il a décidé de suivre son cours d’enquêteur en incendie. À cette époque, les pompiers et les policiers qui suivaient la formation ne se parlaient pas. « Alors, imaginez le traitement auquel j’avais droit comme expert en sinistre. » M. Bérubé est très fier d’avoir persisté malgré les difficultés, car la formation lui a permis de développer sa carrière d’expert indépendant.
L’expert en sinistre qui apprend le métier d’enquêteur en incendie ne perd pas son temps, poursuit Guy Bérubé. Les techniques qu’il utilise sont les mêmes que celles qui lui serviront pour analyser une réclamation à la suite d’un vol de cargaison, un cambriolage au domicile, un dégât d’eau dans un immeuble commercial ou un accident de navigation.
Au fil de sa carrière, M. Bérubé a notamment développé ses aptitudes en photographie judiciaire, ce qui l’aide à monter des dossiers très étoffés.
La bonne foi
En matière de droit des contrats, la bonne foi des parties est présumée, indique Guy Bérubé en citant les premiers articles du Code civil du Québec. Selon lui, l’expert en sinistre doit éviter d’entreprendre son mandat en ayant à l’esprit que l’une des parties n’est pas de bonne foi.
À la souscription, les questions doivent être posées par l’assureur s’il veut bien évaluer le risque, et les réponses doivent être fournies par l’assuré. « Si l’assuré a des antécédents criminels et qu’il ne les divulgue pas, en cas de réclamation, il y a de bonnes chances que la police soit déclarée nulle », indique-t-il. Or, l’assureur ne peut pas reprocher à l’assuré de lui avoir caché une information si la question ne lui a pas été posée lors de la souscription.
Une fois la police d’assurance souscrite, les parties sont tenues à la même nécessité de déclarer toutes les circonstances qui peuvent modifier la nature du risque à assurer. Il donne en exemple le cas d’un mécanicien retraité qui décide de se servir de son garage attenant au domicile pour faire des petites réparations à son compte. « Ça se peut que l’assureur de la police habitation ne désire pas assurer un atelier de mécanique. S’il y a un feu et que la cause du sinistre est reliée à cette activité, l’assuré aura des problèmes », explique-t-il.
À la suite d’un sinistre, les circonstances entourant l’événement doivent aussi être rapportées de bonne foi afin que la valeur de la perte soit bien établie. Par exemple, un commerçant peut être tenté de récupérer le montant de sa franchise en exagérant la perte découlant de l’interruption de ses activités à la suite du sinistre.
Dans leurs relations avec l’assuré, les représentants de l’assureur ont aussi l’obligation de se comporter avec respect et neutralité, selon M. Bérubé. L’expert en sinistre doit éviter d’adopter un comportement intimidant afin de soutirer un aveu, ou encore de se forger une fausse impression de l’assuré avant de lui parler. Son rôle est d’évaluer la légitimité de la réclamation.
Avant d’affirmer qu’une déclaration faite par l’assuré est mensongère et qu’il est de mauvaise foi, l’expert doit mener une enquête détaillée et complète. Guy Bérubé a agi en contre-expertise dans plusieurs dossiers, et il a parfois observé qu’une contradiction ayant peu d’importance dans le contexte suffit à l’expert en sinistre pour déclarer que l’assuré a menti. « Devant le tribunal, ça prend une preuve solide, pas des suppositions », dit-il.
Les obligations de l’assuré, pas les préjugés
Une participante dans l’assistance donne l’exemple d’un propriétaire immobilier à qui l’assureur réclame de vérifier que les entreprises qui lui louent des locaux ont une police d’assurance en responsabilité civile. Survient un dossier où le locataire à l’origine d’un sinistre n’avait pas de police valide, car il ne payait pas ses primes. L’assureur refuse de couvrir la perte du propriétaire immobilier.
« En pareil cas, je pense qu’on est devant un assureur qui n’est pas de bonne foi. Le propriétaire n’a pas l’obligation de constamment vérifier si ses locataires sont assurés », note Guy Bérubé. Si le locataire ne respecte pas son obligation de maintenir une couverture d’assurance, c’est lui qui doit être tenu responsable, pas le propriétaire.
Si on mandate l’expert en sinistre en invoquant des soupçons de fraude, cela peut créer un biais défavorable à l’assuré. « Cette vision en tunnel, ça fait en sorte que l’on pose des questions pour valider l’hypothèse de départ. On dirige l’entrevue pour obtenir la réponse qu’on cherche au lieu de laisser la personne raconter son histoire », dit-il.
« L’impartialité fait partie du Code de déontologie », ajoute-t-il. L’inverse est aussi vrai, car un préjugé favorable envers « l’assuré qui a l’air d’une bonne personne » peut aussi teinter le jugement de l’expert en sinistre.
Durant le processus de réclamation, des tensions sont possibles en raison des relations interpersonnelles. L’expert peut être visé par des menaces de l’assuré ou de son entourage. Le professionnel peut appréhender le fait d’avoir à témoigner devant le tribunal. « Si ton dossier a été bien monté, tu n’as pas à être stressé par ça. Mais si tu as tourné les coins ronds, ça se peut que tu aies l’air fou devant le juge », souligne M. Bérubé.
L’expert peut aussi être menacé d’une plainte à la Chambre de l’assurance de dommages ou à l’Autorité des marchés financiers. Les assurés ont le droit de se plaindre et Guy Bérubé les encourage à le faire. « J’ai été visé par une plainte, faite à l’ombudsman des Lloyd’s. Je lui ai dit : “Laissez-moi deux semaines, et je vais vous expliquer pourquoi l’assuré n’a pas encore eu son indemnité.” J’ai obtenu des aveux de la part des auteurs du méfait, le dossier a été réglé et la plainte n’a pas eu de suite », raconte-t-il.
Un exercice
La présentation de Guy Bérubé s’est poursuivie avec la collaboration de Sabrina Ouellet, experte en sinistre de Sedgwick Canada. Il s’agissait d’un exercice où les participants devaient réagir à l’énumération des faits dans un dossier de réclamation. On leur demandait de déterminer si la perte était indemnisée ou pas.
La réclamation est reliée à un véhicule utilitaire de marque BMW. Fabriqué en 2013 et acheté en 2019 par le consommateur, son moteur avait déjà été remplacé sous garantie par le concessionnaire.
Le véhicule s’est retrouvé dans un lac de l’est du Québec à la suite d’une mésaventure survenue en juin 2020, dans les premiers mois de la pandémie. Le véhicule était alors utilisé par un ami de l’assuré depuis deux semaines.
À la souscription, l’assuré avait déclaré des antécédents criminels et l’infraction la plus récente remontait à 2010. En sus, à 21 ans, il avait perdu son permis de conduire pour des amendes impayées. L’experte en sinistre constate que la tierce personne qui avait la garde du véhicule lors du sinistre a elle aussi eu des ennuis avec la justice.
Au fil des échanges dûment enregistrés avec les représentants de l’assureur, les versions de l’événement ayant été soumises par l’assuré, son ami et la conjointe de ce dernier révèlent de nombreuses contradictions sur divers éléments : le motif pour lequel le tiers avait besoin d’un véhicule, l’utilisation d’un deuxième véhicule pour se rendre en forêt, le nombre d’enfants ayant participé à la randonnée, la durée du trajet pour se rendre au lac et l’heure où les deux véhicules ont pris la route, la température extérieure, l’éclairage fourni par la Lune, les circonstances entourant la glissade du véhicule de la descente de bateaux vers le plan d’eau, l’heure approximative où les appels ont eu lieu entre les personnes impliquées, le contenu des conversations, le comportement des premiers répondants, etc.
Les relevés cellulaires de l’assuré et des témoins sont réclamés et obtenus. Des questions sont posées au concessionnaire afin de vérifier l’existence d’un mécanisme qui active le frein à main dès qu’une portière est ouverte. On interroge aussi le remorqueur et le plongeur sur la méthode employée pour ramener le véhicule sur la berge, car les vitres et le toit ouvrant ne sont pas fermés dans les photos du dossier. À force de creuser l’information et d’enregistrer les réponses fournies, le dossier de réclamation prend de l’épaisseur. De nouveaux interrogatoires sont menés afin de résoudre les contradictions.
L’expert doit mener sa propre enquête indépendamment du travail fait par les corps policiers, selon M. Bérubé. La collaboration avec la police est de bon ton, ne serait-ce que pour éviter de payer la réclamation alors que des accusations sont sur le point d’être déposées devant la justice. Cependant, « l’expert ne peut retarder sa décision de régler le dossier sous prétexte que l’enquête policière se poursuit », insiste-t-il.
Régler un dossier, ça veut dire payer la réclamation ou refuser de le faire. « L’expert fait sa recommandation, mais à la fin, c’est l’assureur qui décide de verser l’indemnité ou pas. S’il faut se rendre devant le tribunal, l’expert peut démontrer ce qu’il avance avec les faits qu’il a recueillis. Ce sera au juge de régler le litige », ajoute Guy Bérubé.