Les inondations au Saguenay en juillet 1996, qui ont provoqué des dégâts considérables, ne sont toujours pas réglées à la satisfaction des assureurs qui ont eu à indemniser trois installations industrielles pour des sommes dépassant les 100 millions de dollars (M$). La Cour d’appel du Québec vient de réactiver un recours qu’ils ont intenté contre le gouvernement en lien avec la gestion des réservoirs à l’époque, après plus de 20 ans de latence.
Après avoir indemnisé leurs assurées, les assureurs ont intenté un recours subrogatoire entre 1997 et 1999 contre les intimés représentant le gouvernement, plus précisément le Procureur général du Québec et la Société immobilière du Québec, prédécesseur de la Société québécoise des infrastructures.
Dans un jugement rendu le 19 juin dernier, la Cour d’appel infirme la décision rendue par la Cour supérieure et réactive les trois poursuites intentées par les assureurs de trois grands joueurs industriels de la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean.
En janvier 2022, le tribunal de première instance avait conclu au désistement des demanderesses dans les trois dossiers où les assureurs avaient déposé un recours subrogatoire contre le gouvernement du Québec.
En première instance, le juge Jacques Bouchard, du district de Saguenay de la Cour supérieure, ajoutait que s’il n’avait pas retenu l’article 177 du Code de procédure civile comme motif de rejet des trois recours, il l’aurait fait dans deux de ces trois recours en vertu de l’article 51 du même code, où il est question d’abus de procédure.
Dans son jugement, la Cour d’appel refuse la requête en rejet d’appel du gouvernement et accueille l’appel des demanderesses concernant le désistement présumé des appelantes et également sur la question du rejet des demandes pour cause d’abus de procédure.
Trois recours réunis
Devant la Cour supérieure et en Cour d’appel, les trois dossiers ont été l’objet d’une ordonnance de jonction des instances. Les défendeurs sont les mêmes dans les trois affaires.
Le premier recours intenté en janvier 1997 était soumis par les cinq assureurs d’Alcan pour des dommages évalués à 39 545 892 $. En Cour supérieure, les assureurs qui ont repris l’instance sont AIG compagnie d’assurance du Canada, Compagnie d’assurance Allianz Risques mondiaux et Hiscox London Market, un des souscripteurs du Lloyd’s.
Le dossier Abitibi-Price est un recours subrogatoire de trois assureurs intenté en juillet 1999 pour des dommages évalués à 39 482 283 $. Les assureurs FM Global, Hiscox London Market et Intact sont les demanderesses en reprise d’instance pour ce litige.
Un autre recours intenté en juillet 1999 provenait des cinq assureurs de Cascades pour des dommages évalués à 16 307 825 $. Les filiales canadiennes des assureurs AIG et Aviva sont les demanderesses en reprise d’instance dans ce recours.
En Cour d’appel, les demanderesses sont Zurich et Affiliated FM, et en plus des autres assureurs mentionnés ci-dessus en reprise d’instance, s’ajoute la Société d’assurance Westport.
Le juge Yves-Marie Morissette a rédigé la décision de la Cour d’appel au nom de ses collègues Jocelyn Rancourt et Christine Baudouin.
Si l’on se fie aux dossiers du greffe de la Cour supérieure, les affaires ne semblèrent guère progresser, constate la Cour d’appel. À l’exception de plusieurs substitutions d’avocats et en dépit de pourparlers stériles entre les parties, il ne se passe rien d’apparent pendant des années. Aucune procédure utile n’est versée dans les dossiers.
C’est le cas pour le dossier Cascades, où aucun acte de procédure ne s’ajoute entre le 5 août 1999 et le 21 avril 2015. Pour le dossier Abitibi-Price, la même chose s’observe entre le 7 septembre 1999 et le 1er mars 2019. Le dossier d’Alcan subit le même sort de mars 2001 à janvier 2018. « De tels délais sont inhabituellement longs », souligne la Cour d’appel.
Une raison de cette inaction prolongée semble avoir été l’existence de plusieurs autres recours, dont deux actions collectives, tous issus de la même catastrophe. Certains recours ont mené à des jugements à l’amiable, ce qui pouvait laisser croire qu’un dénouement similaire surviendrait dans les trois dossiers du présent litige.
Moyens de défense
Le jugement de première instance analyse les deux moyens soumis par les intimés pour rejeter les allégations des demanderesses. Le premier moyen concerne le désistement présumé des assureurs.
Selon les intimés, les assureurs n’ont produit aucune demande d’inscription pour instruction et jugement ni aucune autre procédure utile, comme le stipule l’article 177 depuis les changements apportés au Code de procédure civile en janvier 2016.
La Cour supérieure interprète également une décision rendue en 2019 par la Cour d’appel dans une affaire impliquant l’Agence du Revenu du Québec (« arrêt Jean ») pour déterminer que les demanderesses sont présumées s’être désistées de leurs recours.
Le deuxième moyen est l’abus de procédure touchant les dossiers Abitibi-Price et Cascades, au sens de l’article 51 du même Code, compte tenu de l’écoulement du temps pendant cette très longue période d’inactivité judiciaire.
Même si un travail important a été réalisé en pourparlers, négociations et recherches de toutes sortes, la Cour supérieure estime que rien ne justifie l’absence de procédures utiles sur une période aussi longue. « Ce délai est manifestement déraisonnable et abusif. Il ne se justifie ni en droit ni en fait », indiquait le tribunal.
En appel
Concernant le premier moyen de défense emprunté par les intimés, la Cour d’appel a produit une annexe qui comprend les textes de loi applicables au point de départ des recours. Les changements importants apportés aux procédures entrées en vigueur en janvier 2003 et janvier 2016 ne s’appliquent pas dans le présent dossier, selon la Cour d’appel.
Dans les dispositions antérieures sur le « régime de la péremption d’instance », la partie demanderesse qui tardait à agir s’exposait à l’extinction du recours en vertu de l’ancien article 268.
Un élément important des nouvelles règles procédurales adoptées par la suite visait à introduire un délai de rigueur de 180 jours entre la signification de la requête introductive d’instance et l’inscription pour enquête et audition. Les articles pertinents « étaient cependant d’application limitée parce qu’ils ne visaient que certaines catégories d’affaires dont ne faisaient manifestement pas partie à l’époque les actions intentées par les appelantes ».
Le droit transitoire et les nouvelles dispositions obligent la Cour d’appel à regarder de plus l’arrêt Jean invoqué en première instance pour rejeter les recours. Le délai de six mois pour formuler la demande d’inscription pour instruction et jugement ne s’applique pas dans le cas présent et le juge de première instance n’aurait pas dû le considérer, estime la Cour d’appel.
Au moment où elles intentent leur action, les appelantes ne sont pas tenues de s’entendre avec leurs adversaires sur un protocole d’instance. Les changements apportés au Code par la suite comprenaient une disposition transitoire qui maintenait les règles en vigueur avant 2003, sauf si les parties convenaient de suivre les règles nouvelles.
Les appelantes étaient encore exemptées de la règle des 180 jours comme leurs recours ont été introduits avant les changements qui ont suivi. Même si les lois qui introduisent de nouvelles règles de procédure sont généralement d’application immédiate, l’interprétation se complique lorsque les règles touchant les délais entraînent la perte de droits pour les parties.
Démarches infructueuses
Les avocats des appelantes ont mené des démarches infructueuses, de 2004 à 2008, pour s’entendre avec les intimés sur un échéancier. Même s’il incombe aux appelantes de faire diligence dans la conduite de leurs dossiers, une partie du blâme s’applique aussi aux intimés qui « semblent n’avoir fait aucun effort sérieux pour faire avancer les choses ».
Au lieu de faire valoir le principe de la péremption d’instance comme le permettait l’ancien Code, les intimés ont plutôt « laissé les procédures s’enliser pendant des années », en y contribuant par « leur propre inertie », jusqu’à mai 2019, où ils ont brandi la menace d’un désistement présumé.
En octobre 2021, les intimés ont cherché à « liquider unilatéralement et sans procès un litige longtemps en préparation au vu et au su de tous les intéressés ». En conséquence, l’article 177 du Code n’était pas opposable aux appelantes et la Cour d’appel infirme cette partie du jugement de première instance.
Le temps écoulé
La même conclusion s’applique pour l’abus de procédure allégué par les intimés pour les deux dossiers intentés en 1999. Le simple écoulement du temps et l’inactivité d’un dossier judiciaire ne suffisent pas à conclure à un tel abus, selon la Cour d’appel, qui constate le caractère laconique du jugement de première instance à cet égard.
Les appelantes ont mis en évidence trois caractéristiques précises de la stratégie des intimés qui ont contribué à ces délais. Premièrement, les intimés ont insisté pour que la confidentialité de chacun des trois dossiers soit préservée.
Deuxièmement, ils ont constamment rejeté la jonction des dossiers, même si ceux-ci soulevaient plusieurs questions communes et complexes.
Enfin, au moyen de transactions et de règlements conclus avec d’autres victimes des inondations de 1996, les intimés ont acquis la propriété de plusieurs expertises en demande et qui sont restées confidentielles.
La Cour d’appel cite des extraits d’une déclaration sous serment de Me Emmanuelle Doyon, l’avocate des assureurs d’Alcan, sur la manière dont le dossier a évolué entre 2001 et 2017. La preuve administrée en première instance ne contredit pas sa déposition.
Les travaux ont exigé plusieurs expertises coûteuses, impliquant d’abondants travaux techniques menés par des experts de disciplines diverses, concernant les fautes dans la gestion du réservoir Kénogami. Dès 1999, sept actions en justice et trois recours collectifs étaient reliés à ce même réservoir.
Les procureurs du gouvernement « avaient toutes les raisons de se soucier de ses témoins et des éléments pertinents à la responsabilité du Ministère », soulignait l’avocate.
« On est ici en présence de dossiers d’une grande ampleur, aux enjeux importants, issus d’un contexte d’exception, dans le cadre desquels les intimés devaient se défendre sur plusieurs fronts », indique la Cour d’appel. « La stratégie adoptée en défense n’était pas de nature à accélérer les choses. »
« Une gestion rigoureuse en première instance devrait permettre qu’il soit mis fin dans un délai raisonnable à ces procédures qui ont déjà trop duré », conclut-elle en renvoyant les parties en Cour supérieure.