Dans une décision récente, la Cour suprême du Canada établit que l’assureur qui ignorait la violation du contrat par le client peut refuser la couverture lorsqu’il découvre la contravention, et ce, peu importe le temps écoulé depuis la réclamation.
Ce jugement a été rendu le 18 novembre dernier et concerne la garantie en responsabilité civile touchant l’assurance automobile. Même si le pourvoi était théorique, le tribunal a jugé utile d’analyser la conduite de l’assureur qui, trois ans après les faits, a cessé de défendre la succession de l’assuré et refusé la couverture.
Le 29 mai 2006, l’assuré D décède dans un accident de motocyclette survenu en Ontario. Son assureur, la Royal & Sun Alliance du Canada société d’assurances (RSA) assume la défense de sa succession dans deux poursuites intentées par d’autres personnes blessées dans l’accident, notamment le demandeur B.
L’enquête de l’assureur
Un expert désigné par l’assureur mène l’enquête et parle notamment à B, qui était passager sur la motocyclette de D. La consommation d’alcool de D n’est pas divulguée à cette étape et n’a pas non plus été divulguée dans le rapport de police, dont un exemplaire caviardé a été remis à l’expert de l’assureur. Ce dernier n’a pas entrepris les démarches nécessaires pour obtenir le rapport du coroner.
Trois ans après l’accident, et après plus d’un an de litige, RSA apprend que D avait consommé de l’alcool immédiatement avant l’accident, contrevenant ainsi à sa police d’assurance. Le 8 juillet 2009, l’assureur cesse de défendre la succession et refuse la couverture. Pour B et l’autre tiers demandeur (C), le conducteur de l’autre véhicule, la limite de la police est passée de 1 million de dollars (M$) à 200 000 $, soit la couverture minimale prévue par la loi.
Dans le règlement survenu en mai 2012, l’assureur verse cette somme à parts égales entre B et C. Le règlement prévoit aussi qu’un paiement de 750 000 $ est versé à B par son propre assureur, au titre de la garantie des tiers sous assurés.
En juin 2012, C obtient un jugement de 1,8 M$ contre B et la succession de D. La responsabilité solidaire a été répartie à 90 % à D et à 10 % à B.
Dans la même instance, B obtient un jugement relativement à une demande reconventionnelle présentée contre la succession de D. En faisant exécuter ce jugement, B conteste la position de l’assureur en invoquant deux motifs : premièrement, la renonciation pour la conduite, et deuxièmement, la préclusion promissoire (« promissory estoppel »), parfois aussi appelée irrecevabilité fondée sur une promesse.
Dans l’arrêt Maracle rendu par la Cour suprême en 1991, le juge Sopinka expliquait ainsi la doctrine de la préclusion promissoire. « Il incombe à la partie qui invoque cette exception d’établir que l’autre partie a, par ses paroles ou sa conduite, fait une promesse ou donné une assurance destinée à modifier leurs rapports juridiques et à inciter à l’accomplissement de certains actes. De plus, le destinataire de la promesse doit prouver que, sur la foi de celle-ci, il a pris une mesure quelconque ou a de quelque manière changé sa position », cite le tribunal dans son jugement du 18 novembre.
Premier jugement
En 2018, le juge de première instance détermine que l’assureur avait effectivement renoncé à son droit de refuser la couverture totale. Il n’examine pas l’argument fondé sur la préclusion. Il estime aussi que l’assureur pouvait obtenir l’information sur la consommation d’alcool de D dans le rapport du coroner.
La Cour d’appel de l’Ontario a infirmé cette décision en 2019. La conduite de RSA ne pouvait constituer la promesse inscrite au contrat, parce que l’assureur ne savait pas que D avait contrevenu à sa police d’assurance lorsqu’il a accepté de défendre sa succession. Les parties admettent que le rapport du coroner accessible peu après l’accident aurait fourni à l’assureur cette preuve de la violation du contrat.
Pourvoi à la Cour suprême
Le demandeur B a alors formé un pourvoi à la Cour suprême, invoquant à la fois des arguments fondés sur la renonciation par la conduite et la préclusion promissoire. Par la suite, B s’est désisté de son pourvoi après que la Cour suprême ait accordé l’autorisation d’appel, parce que l’assureur et lui ont conclu un règlement.
Le groupe Trial Lawyers Association of British Columbia a présenté une demande pour se substituer à B comme partie appelante. La Cour suprême a utilisé son pouvoir discrétionnaire pour entendre la cause, même si le pourvoi devenait théorique. L’Ontario Trial Lawyers Association est intervenue lors du pourvoi.
Devant la Cour suprême, les parties ont reconnu que le paragraphe 131(1) de la Loi sur les assurances de l’Ontario, tel qu’il était libellé à la période pertinente, exigeait que la renonciation soit faite par écrit et que l’assureur RSA n’a jamais renoncé à aucun droit par écrit.
Selon le tribunal, l’assureur avait la responsabilité de traiter « de bonne foi » et « de façon impartiale et raisonnable » la poursuite intentée envers son client D. Ce devoir ne s’étendait pas aux victimes de l’accident ou à d’autres tiers demandeurs.
Difficultés supplémentaires
La Cour suprême analyse ensuite les difficultés supplémentaires qu’un tiers demandeur comme B doit surmonter pour obtenir gain de cause lorsqu’il avance un argument de préclusion contre un assureur.
Selon la Cour suprême, l’importance de l’intention de l’auteur de la promesse dépend entièrement de ce qu’il sait. Il ne peut avoir l’intention de modifier ses rapports en promettant de s’abstenir d’agir à partir de renseignements dont il ne dispose pas.
Si l’on considère que l’assureur qui offre une défense a eu l’intention de modifier des rapports avec B en élargissant la couverture malgré la contravention à la police commise par D, il faut démontrer que RSA connaissait les faits qui établissent cette violation, ajoute le tribunal.
Si l’assureur avait connu ces faits, mais qu’il avait omis d’apprécier la portée juridique de cette contravention, la connaissance aurait pu lui être imputée.
Connaissance par interprétation
L’appelante a tenté d’établir que l’assureur avait une connaissance par interprétation en se basant sur la prémisse que RSA avait un devoir d’enquêter avec diligence sur la demande présentée contre son assuré. La Cour suprême rejette cet argument pour deux raisons.
Comme les demandes de règlement découlent d’une police d’assurance responsabilité, les assureurs sont liés par une obligation envers l’assuré d’enquêter sur chaque demande de règlement « de bonne foi », « de façon impartiale et raisonnable », sans toutefois s’acharner à trouver une contravention à la police.
La Cour suprême réitère ce fait pour rappeler qu’elle cherche à atténuer les incitatifs des assureurs à refuser la couverture, ce qu’elle tente de modérer dans l’intérêt public. Selon le tribunal, si l’obligation due envers l’assuré D était étendue à des tiers, elle s’accorderait mal avec les obligations de bonne foi la plus absolue et de traitement équitable qui régissent les rapports entre les parties à un contrat d’assurance, et cela minerait dans les faits ces obligations.
S’il avait survécu à l’accident, D aurait eu l’obligation réciproque de divulguer à l’assureur le fait qu’il avait consommé de l’alcool. Après avoir reçu ce renseignement, si RSA avait continué d’assurer sa défense, D aurait pu se fonder là-dessus comme étant une garantie de couverture qui empêchait l’assureur de changer de position par la suite. Si D avait omis de divulguer ce fait, la contravention à son obligation de divulgation l’empêcherait d’invoquer la préclusion contre l’assureur.
L’appelante voulait que le tribunal fasse peser sur l’assureur cette obligation envers le demandeur B, alors que ce dernier n’a pas cette même obligation envers l’assureur. Dans le présent dossier, cela aurait signifié que le contrat d’assurance offrait une plus grande protection aux tiers et leur imposait moins d’obligation qu’il ne le fait envers l’assuré désigné.
La garantie
Aux premières étapes d’un litige en matière de responsabilité, l’assureur ne peut refuser de défendre l’assuré que s’il est manifeste que la véritable nature des faits tels qu’ils ont été plaidés n’entre pas dans la portée de la police ou que la demande est expressément exclue.
En répondant à la demande présentée contre son assuré, l’assureur ne fait qu’indiquer que celle-ci est visée par les modalités de la couverture. En aucun cas cette reconnaissance ne peut être considérée comme une promesse d’indemniser le demandeur si l’assuré est jugé avoir commis une faute, indépendamment de toute contravention à la police révélée ou survenue par après.
Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Côté, Brown, Rowe et Kasirer ont rendu la décision, dont les motifs ont été rédigés par les juges Moldaver et Brown. La juge Karakatsanis a aussi ajouté des motifs concordants à la décision.