En juin 2020, les poivrons livrés au centre de distribution du détaillant Métro à Laval sont en mauvais état. Le courtier qui a mandaté le transporteur routier qui est allé chercher la cargaison en Floride intente un recours contre le camionneur et son assureur. Le tribunal refuse la réclamation.
La décision a été rendue par le juge Martin Bergeron, du district de Montréal de la Cour du Québec, le 6 septembre dernier.
Le courtier en transport S&S Forwarding, de Vaudreuil-Dorion, est mandaté par le détaillant alimentaire pour organiser le transport d’une cargaison d’environ 30 000 livres (ou 13,5 tonnes métriques) de poivrons ensachés qui ont été achetés à T.R. Sales Company, une société d’importation et de distribution de fruits et légumes établie en Floride.
Le contrat de transport
Le courtier sous-traite le transport des poivrons auprès de la société 9202-4454 Québec, une société de camionnage établie à Drummondville détenue par Danny Lafond. Les modalités de l’entente relative au transport des poivrons sont consignées dans une entente.
Le chargement a lieu en Floride le 12 juin 2020. La livraison est prévue le 16 juin à Laval. L’appareil de réfrigération de la remorque doit être réglé à 42 °F (6 °C). M. Lafond s’occupe lui-même de conduire le véhicule. La température est réglée selon les modalités figurant au connaissement et au contrat.
À la suite du chargement de la cargaison à bord de la remorque, le camionneur expédie deux photos de thermomètres insérés dans des poivrons. Cette opération, désignée pulping dans le jargon du transport alimentaire, a pour objectif de valider la température interne des denrées.
En début de soirée le 15 juin 2020, Métro refuse de prendre possession de la marchandise. Les employés de l’entrepôt qui inspectent la cargaison observent le mauvais état des poivrons. De plus, l’appareil de lecture de température placé dans la remorque, communément nommé « Ryan Recorder », montre une température trop élevée.
Les boîtes inspectées sont remises dans la remorque. Le lendemain, le transporteur livre la cargaison chez un autre distributeur de produits alimentaires à Montréal, à la demande du courtier. Une autre firme, IPIC Internationale, spécialisée en évaluation de la qualité alimentaire, est mandatée pour mesurer la température interne des poivrons et celle à l’intérieur de la remorque réfrigérée.
Une quantité importante de poivrons est dans un état avancé de dégradation et est jetée. Les poivrons sains sont vendus par l’autre distributeur et le produit net de leur disposition est appliqué en réduction de la perte subie par l’importateur.
Le courtier compense T.R. Sales et réclame une indemnité de 38 904 $ au transporteur en lui reprochant la faute à l’origine de la perte de la cargaison de poivrons.
Moyens de défense
« L’obligation de livrer le bien transporté en est une de résultat et non de simple moyen. Ainsi, le transporteur est présumé responsable du préjudice pouvant résulter du transport, dès lors que l’existence du contrat de transport et des dommages subis sont prouvés », indique le tribunal.
Il incombe alors aux défendeurs de repousser la présomption de responsabilité qui pèse sur le transporteur. La société de transport de M. Lafond et la Société d’assurances générales Northbridge opposent divers moyens de défense. D’abord, elles allèguent que le courtier S&S n’a pas l’intérêt juridique requis pour entreprendre le recours. Ce moyen est rejeté par le tribunal.
Ensuite, les défenderesses contestent le montant de la réclamation. La demanderesse a appliqué le taux de conversion de l’indemnité versée en dollars canadiens en vigueur à la date du procès, tenu en mars 2024, et non pas le taux en vigueur à la date où le paiement a été fait à l’importateur, qui lui était moins favorable. Le jugement ne dit rien sur cette question.
Enfin, le transporteur affirme que toutes les conditions exigées lors du transport ont été respectées et que le piètre état de la cargaison s’explique parce que les poivrons ont atteint la fin de leur durée de vie utile. Près de 9 des 13 pages de la décision du tribunal sont consacrées à l’analyse de la preuve sur cette question.
La décision
Après analyse de la preuve en fonction de la balance des probabilités, le tribunal détermine que les défendeurs ont démontré que l’état des poivrons est lié à un vice qui leur est propre, soit la fin de leur durée de vie utile. Le recours est rejeté.
Selon le juge Bergeron, le système de réfrigération de la remorque était réglé adéquatement au moment du chargement. La température a été correctement maintenue tout au long du trajet entre la Floride et le Québec.
L’estimation de la température par le pulping était conforme aux exigences du demandeur. Le courtier ne peut reprocher au camionneur de ne pas avoir sondé la température d’un plus grand nombre de poivrons. À cet égard, le témoignage de M. Lafond sera jugé plus crédible que celui du représentant de l’importateur.
L’inspection faite par IPIC confirme l’état de dégradation avancé d’une partie importante de la cargaison. Ce résultat découle des réactions métaboliques qui provoquent le dégagement de chaleur. L’enregistreur Ryan qui rapporte des températures plus élevées a été déposé sur une boîte contenant des poivrons en plein processus de dégradation.
La preuve
Les données du microprocesseur de l’appareil de réfrigération ont été récupérées par le fournisseur de la remorque peu après leur déchargement chez le second distributeur. L’expert du fournisseur témoigne que l’appareil de réfrigération est correctement réglé et le demeure durant toute la période où la cargaison est dans la remorque. De son côté, l’inspecteur d’IPIC confirme que la température à l’intérieur de la remorque est conforme aux exigences du connaissement.
Le témoin expert du demandeur avance une théorie pour expliquer l’écart de température entre les données téléchargées à partir de la remorque et celles de l’enregistreur Ryan. En se basant sur les photos prises par le représentant d’IPIC, l’expert allègue une mauvaise installation de l’équipement de réfrigération dans la remorque. Cette affirmation est contredite par les témoins des défenderesses.
En contre-interrogatoire, l’expert du demandeur reconnaît que le processus de dégradation dégage de la chaleur. Si l’enregistreur est déposé sur une palette dont le contenu est pourri, la température indiquée sera plus élevée que celle qui règne dans la remorque. L’isolation de la remorque n’est pas déficiente, estime le tribunal sur la base des divers témoignages.
Le juge Bergeron analyse ensuite la raison de la dégradation de la cargaison si la température a été constante dans la remorque.
Un chimiste expert mandaté par la défense, qui n’a pas examiné personnellement la cargaison, rappelle certains principes. L’appareil de réfrigération de la remorque a pour fonction de pallier la chaleur qui y pénètre par les parois, et non pas à refroidir les aliments qui s’y trouvent.
Les réactions métaboliques de la dégradation des aliments due à leur vieillissement sont retardées par la réfrigération, ajoute l’expert. Si les poivrons ont été cueillis, ensachés et placés dans une remorque réfrigérée le jour même de leur récolte au Honduras, s’ils ont été maintenus à la bonne température jusqu’à leur chargement dans la remorque en Floride, et si la température a été maintenue jusqu’au Québec, en analysant les photos de la cargaison, l’expert conclut que seule la fin de leur durée de vie utile peut expliquer l’état des poivrons.
Le tribunal détermine que T.R. Sales a privé le camionneur de la possibilité d’effectuer adéquatement la mesure de la température interne des poivrons. De plus, ce sont ses manutentionnaires qui ont installé l’enregistreur sur une palette plutôt que de le fixer à une paroi de la remorque, comme il est recommandé de le faire.
Le courtier, à titre de cessionnaire des droits de l’importateur, ne peut reprocher ces manquements au camionneur. La poursuite est rejetée et les frais de justice sont en faveur des défenderesses.