Les gestionnaires privés indépendants des banques s’estiment bien positionnés pour ravir des parts de marché aux institutions de dépôt, en raison de la relation privilégiée qu’entretiennent leurs conseillers avec les clients.Les familles fortunées recourent depuis longtemps aux banques privées, qui sont en partie des filiales des grandes banques et des firmes indépendantes comme Dundee Goodman Private Wealth, Richardson GMP et Raymond James. Or, le terrain de la gestion privée s’est peuplé ces dernières années de nouveaux venus qui s’adressent aux conseillers indépendants. Leur pari : arracher des actifs à la chasse gardée des banques en misant sur leur relation privilégiée avec les conseillers indépendants.
Peu connues, certaines de ces firmes traitent directement avec leurs clients et bataillent pour plus de visibilité. Fondatrice et présidente de la firme de gestion alternative Altervest, Geneviève Blouin a fondé son entreprise en 2010 et gère à ce jour 40 millions de dollars (M$) d’actifs. En entrevue au Journal de l’assurance, elle a confié que ceux qui investissent dans une firme de cette taille sont avant tout les amis et la famille. « C’est à partir d’un actif de 100 M$ qu’un gestionnaire entre sur le radar des consultants », a-t-elle ajouté.
Celle qui a connu la criée à la Bourse de Montréal est aussi passée par TAL Gestion globale d’actifs, Pictet et la Caisse de dépôt et placement du Québec. Mme Blouin a officiellement mis sur pied en avril le Conseil des gestionnaires émergents (CGE) pour amener aux caisses de retraite les gestionnaires dont l’actif sous gestion est inférieur à un milliard de dollars (G$). Le Conseil compte une quarantaine de membres, tous des gestionnaires en deçà de ce niveau, mais bien connus localement, comme Cote 100, Medici et Gestion de portefeuille Landry.
Agents généraux et assureurs ont aussi sauté dans l’arène, dans les deux dernières années. C’est le cas d’Excel Gestion Privée, PEAK Gestion Privée et Gestion privée Manuvie (à ne pas confondre avec Marchés privés Gestion d’actifs Manuvie). Ces joueurs de l’industrie peuvent compter sur leur accès privilégié à de vastes réseaux de conseillers indépendants en assurance et en épargne collective.
L’enjeu est de taille pour les joueurs indépendants : arracher aux banques une part grandissante d’un actif sous gestion privée de 282 G$. Selon les données compilées par Investor Economics, au 31 décembre 2013, cet actif a cru de plus de 15 % par rapport à 2012, et de près de 11 % en trois ans.
Pour sa part, la Financière Manuvie piétinait déjà les platebandes des banques depuis un moment, avec Banque Manuvie. Ce n’était plus assez, et la multinationale canadienne a lancé Gestion privée Manuvie en septembre 2012, à Toronto, sous la gouverne du vice-président et directeur général, Bernard Letendre. Un an plus tard, M. Letendre a ouvert une succursale à Vancouver, mais rien encore à Montréal, même si Gestion privée Manuvie fait des affaires au Québec. Le gestionnaire attend une plus grande masse critique dans la province avant d’y loger officiellement.
Ravir des actifs
Au moment de déposer son plan d’affaires en 2011, l’ancien de BMO Banque privée Harris était convaincu de pouvoir ravir d’importants actifs aux banques en misant sur la relation conseiller-client. « Nous avons construit notre modèle d’affaire autour des conseillers indépendants. Le réseau de nos agents généraux et celui de nos conseillers indépendants nous réfèrent des clients. En Ontario, ils sont 18 000 agents et conseillers. Nous en avons 40 000 à l’échelle du Canada », a expliqué M. Letendre, en entrevue au Journal de l’assurance.
La filiale de Manuvie offre la gestion discrétionnaire de portefeuille à même ses produits de fonds communs, et des services de banquier privé. Elle dessert aussi des besoins de crédit et de dépôt, notamment au moyen de produits bancaires offerts par Banque Manuvie, comme le compte Manuvie Un. « Quelque 55 % de mon chiffre d’affaires provient de la gestion de portefeuille, et 45 %, de l’offre de produits et services bancaires », a révélé M. Letendre.
« Nous essayons de nous rapprocher des conseillers qui desservent la clientèle fortunée. Nos concurrents sont les grandes banques canadiennes. Nous voulons apporter une offre qui équivaut à la leur ou la surpasse, car il devient difficile pour nos conseillers de garder leurs clients fortunés. Nous voulons qu’ils y parviennent, et même, qu’ils prennent des clients aux banques », ajoute M. Letendre.
Habituellement constituée des ménages aux avoirs financiers de 1 M$ et plus, la cible des gestionnaires privés constitue un vaste marché de 1,7 billion de dollars, révèle le gestionnaire. Ce marché est selon lui occupé majoritairement par les banques. « Environ 8 % des Canadiens détiennent 74 % des actifs financiers au Canada », dit-il.
Le conseiller qui réfère son client à Manuvie en garde la propriété et recevra des honoraires trimestriels selon le montant géré. M. Letendre n’a pas voulu dévoiler l’actif accumulé à ce jour par Gestion privée Manuvie. « Il répond à nos attentes », s’est-il arrêté à dire. Or, il dit avoir observé un engouement chez les conseillers, qui lui réfèrent des clients en grand nombre depuis un an et demi : 74 conseillers différents lui ont référé un client ou plus, parfois jusqu’à cinq.
Plusieurs de ces clients faisant auparavant affaire avec des banques, a précisé M. Letendre. Il dit avoir eu la chance de bâtir la filiale de Manuvie à partir de zéro. En raison de son expérience, il connaissait les faiblesses de ses concurrents. Selon lui, une des lacunes des banques consiste à offrir des produits majoritairement nationaux. « Au Canada, l’immense majorité des actifs en gestion privée est investie dans les marchés canadiens, et le reste, principalement aux États-Unis. Nous investissons davantage à l’extérieur de l’Amérique du Nord que nos concurrents », insiste M. Letendre. Pour ce faire, Bernard Letendre peut compter sur Gestion d’actifs Manuvie, dont les 300 gestionnaires répartis dans le monde gèrent un actif total d’environ 268 G$.
Le dirigeant de Gestion privée Manuvie combat aussi les banques sur le front des frais. Il mise sur l’équité et la valeur ajoutée du conseiller. Les frais de portefeuille ne sont pas négociables, mais Manuvie applique une grille régressive en proportion de l’actif géré, précise M. Letendre. Elle commence à 1,45 % pour les portefeuilles de 1 M$ et diminue jusqu’à 0,95 % pour ceux de 10 M$. Au-dessus de 10 M$, des frais s’appliquent selon une grille non publiée, explique-t-il. « Les frais comprennent toutes les dépenses. Cela inclut la rémunération du conseiller ou les frais de constitution de fiducie, qui sont en moyenne de 0,15 % à 0,20 %. »
Prendre des risques
Y a-t-il une place pour les indépendants moins connus que les Letko Brosseau, Fiera Capital, Addenda Capital et Richardson GMP de ce monde? Alexandre Legault, vice-président du gestionnaire privé indépendant Allard, Allard & Associés, croit que oui. La clé est dans un service plus personnalisé. De taille moyenne, Allard, Allard & Associés commence à figurer sur le radar des banques comme concurrent sérieux, soutient M. Legault.
C’est aussi le cas d’autres noms comme Giverny Capital, Gestion de capital Coerente et la firme comptable Richter. « Pour rester gros, les plus grands gestionnaires privés tendent à acheter le marché. Ils calquent un indice et s’en écartent peu. S’ils ont raison, le rendement bouge beaucoup, et s’ils ont tort aussi », observe M. Legault.
Il en va autrement des firmes de taille moyenne. « Nos clients veulent faire de l’argent à long terme. Ils ne s’intéressent pas beaucoup aux fluctuations de l’indice et aux résultats trimestriels », témoigne le vice-président. Selon lui, les grandes firmes répartissent leurs actifs et décident des risques que les clients prendront en fonction des risques légaux auxquels ils s’exposent. « Ils connaissent les risques qu’ils ne veulent pas prendre, mais il y a peu d’études dans le marché sur les risques que le gestionnaire devrait prendre », dit M. Legault.
Il se demande ainsi s’il n’est pas risqué de prendre moins de risques. Dans un bulletin aux investisseurs, il rappelle qu’en diminuant la volatilité, on sacrifie habituellement une partie du rendement. L’investisseur risque alors d’avoir un rythme de vie moindre à la retraite ou de léguer un patrimoine moins important. Pire, il s’expose au risque de longévité : survivre à son portefeuille.
En prenant des risques d’écart par rapport à l’indice, Allard, Allard & Associés a entre autres réalisé un rendement de 14,5 % avec son portefeuille d’actions canadiennes, créé le 1er juillet 1995. Durant cette période, l’indice S&P/TSX a réalisé un rendement de 8,7 %. Dans l’ensemble de ses portefeuilles, l’actif sous gestion de Allard, Allard & Associés totalisait plus de 550 M$ en mai, contre 400 M$, un an plus tôt.
M. Legault précise par ailleurs que de grands groupes comme Gestion privée Manuvie ne desservent pas la même clientèle que lui. « Nos clients ne tendent pas à aller vers eux, car ils sont avant tout des gestionnaires de fonds communs et n’ont pas une véritable culture de gestion privée. Leur point de contact est le conseiller en assurance ou en épargne collective. Le placement n’est pas leur spécialité. Nous traitons directement avec les clients. Dans une semaine normale, nous passons trois jours à gérer des actifs, et le reste, à parler à nos clients et à contacter des prospects », explique-t-il.
Harris Bolduc Gestion de portefeuille a sept ans, près de 175 M$ d’actifs sous gestion et plus de 200 clients. Ses fondateurs, Richard Bolduc et Philippe Harris, affirment que la clientèle commence à affluer au-delà du cercle des parents et amis. « Deux actionnaires qui viennent de vendre leur entreprise 15 M$ nous confieront bientôt 5 M$ chacun », a révélé M. Harris en entrevue au Journal de l’assurance.
Harris Bolduc doit maintenant continuer à tirer son épingle du jeu face à une féroce concurrence. Pour se distinguer, ils misent entre autres sur un portefeuille non traditionnel qui allie technologie de l’information et analyse des transactions d’initiés. « Nous offrons des stratégies quantitatives que les banques n’offrent pas, explique M. Harris. Celles-ci ont nécessité beaucoup de recherche et de développement, ainsi que des investissements de près de 250 000 $ et l’embauche d’un programmeur à plein temps. »
L’avantage de ce type de stratégie est qu’elles ne sont pas corrélées aux marchés, ajoute M. Harris. « Les initiés jouent plus défensif. Si l’action de leur compagnie monte, ils ne l’achètent pas. Si elle baisse, les initiés achètent parce qu’ils estiment que leur titre est sous-évalué. »
La firme a peu de ressources, certes, mais sa nouvelle technologie lui permet d’analyser 40 000 déclarations d’initiés par mois. « Cela inclut l’exercice d’options sur actions, et non seulement l’achat direct de titres. Nous débroussaillons à travers le flot », dit-il.
Les deux associés veulent aussi se connecter au réseau de distribution en assurance de personnes. « Les banques sont tentaculaires en gestion de patrimoine, et nous essayons de nous positionner pour offrir de l’assurance », confie M. Harris. Pour ce faire, ils viennent d’embaucher une transfuge de la Financière Banque Nationale, Suzana Maljkovic, qui possède son permis de représentante en assurance de personnes. Elle agit chez Harris Bolduc à titre de directrice de l’administration. « L’objectif est de la rattacher à un cabinet distinct avec lequel nous effectuerions un partage de commissions », dit M. Harris.