Un cabinet de courtage doit déjà composer avec le resserrement annoncé de la loi 101. On lui demande de fournir une version française du contrat d’assurance de dommages des entreprises. L’industrie craint que les changements à la Charte de la langue française nuisent à la capacité des courtiers à offrir des produits et à bien servir leurs clients. 

Bruno Fortin, président du cabinet J. Gérard Fortin & Associés, a reçu une lettre de l’Office québécois de la langue française (OQLF) le 4 novembre dernier, à la suite d’une plainte d’un consommateur concernant la langue de sa police d’assurance. « Disons que je m’en serais passé », dit-il lors d’un entretien avec le Portail de l’assurance quelques semaines plus tard. 

« On a déjà de la misère à trouver des assureurs au Québec », dit-il. L’identité du client qui a porté plainte est confidentielle, mais il a pu savoir que la police en responsabilité professionnelle avait été émise par CFC Underwriting, un assureur de Londres. 

« Le libellé est plus complet chez CFC que les mêmes produits qu’on trouve ici. Du côté de la prime, ils sont souvent moins dispendieux que d’autres assureurs », ajoute M. Fortin.

La prime de 1 000 $ ou de 1 500 $ par année peut être de 2 500 $ chez un autre assureur. Les protections sont souvent supérieures, selon le courtier. « Je suis courtier d’assurance, je dois offrir le meilleur produit au client ; malheureusement, mon code de déontologie ne précise pas que je suis tenu d’offrir le produit en français », indique M. Fortin. 

À l’OQLF, on lui a indiqué qu’il ne pouvait offrir le produit s’il n’y avait de version française disponible pour le consommateur. « Quand on doit aller sur le marché de Londres pour ce type de produit, pour des trucs vraiment très spécifiques, oui, la police est écrite en anglais, c’est une police qui couvre à l’international. Elle n’est pas limitée au Québec ou au Canada, elle couvre le client partout dans le monde », explique-t-il. 

Par exemple, la police en responsabilité peut couvrir le professionnel pour un produit informatique utilisé à l’étranger dont une application qui facilite le commerce électronique. Le concepteur « sait qu’il sera couvert, il n’aura pas à se préoccuper de penser qu’il ne peut accepter le contrat parce que sa police ne le couvre pas », dit-il. 

L’OQLF laissait quatre semaines au cabinet pour réagir à la plainte. Bruno Fortin nous a transmis une copie de sa réponse transmise à l’Office. Le texte a été rédigé avec l’aide d’Éric Manseau, directeur général, du Regroupement des cabinets de courtage d’assurance du Québec (RCCAQ).

Le courtier y explique que « la situation du marché de l’assurance commerciale demeure très difficile : de nombreuses restrictions pour certains marchés ou secteurs d’activité, une augmentation de prime considérable, des conditions qui ne sont pas à l’avantage des entreprises (augmentation du montant déductible, diminution des protections, etc.), sans compter une diminution du nombre de compagnies d’assurance offrant des produits et services aux entreprises du Québec ». 

« En tant que courtiers d’assurance de dommages, nous travaillons d’arrache-pied à trouver des protections d’assurance pour nos clients. Dans le cas qui nous préoccupe (et dans bien d’autres), l’assureur trouvé est souvent le seul à accepter d’assurer le client et il établit ses conditions. Comme nous sommes mandataires du client, nous nous efforçons de trouver des solutions qui répondent à ses besoins. Sans assurance, le client n’aura d’autre choix que de fermer boutique. » 

M. Fortin promet de relancer l’assureur afin d’obtenir une réponse quant à la traduction de la police visée par la plainte. 

Changements 

Le ministre de la Justice et ministre responsable de la Charte, Simon Jolin-Barrette, a déposé au printemps dernier le projet de loi no 96 (PL-96) modifiant la Charte de la langue française. Après les consultations particulières tenues l’automne dernier, le projet de loi 96 est à l’étape de l’étude article par article devant la Commission sur la culture et l’éducation (CCE) de l’Assemblée nationale depuis la fin novembre.

Dès le dépôt du projet de loi, l’industrie de l’assurance a exprimé des craintes concernant les nouvelles exigences sur la langue des contrats. 

Le RCCAQ a soumis un mémoire dans le cadre de ces consultations particulières. Il s’inquiète principalement de la diminution de la concurrence, en plus des frais liés à la traduction.

Au RCCAQ, la directrice des communications Brigitte Guay nous résume par écrit les représentations faites depuis le dépôt de ce mémoire pour sensibiliser le gouvernement à l’égard des impacts des changements proposés, particulièrement en assurance des entreprises. 

Dans bien des cas, les contrats d’assurance commerciale sont en anglais puisque les assureurs sont établis à l’extérieur du Québec tout en étant accrédités et reconnus par l’Autorité des marchés financiers, précise-t-on au RCCAQ. « Une obligation de traduire les contrats en français amènerait plusieurs assureurs étrangers à se retirer du marché québécois, déjà fragilisé », explique Mme Guay. 

Faute d’assurance si ces assureurs étrangers décident de se retirer du marché québécois, des PME du Québec pourraient se retrouver en situation de rappels de prêts, dans l’impossibilité d’exploiter leur établissement ou de subir des pertes importantes de contrats, ajoute le RCCAQ.

Le Regroupement insiste pour reconnaître le caractère essentiel de la protection du français au Québec. « Néanmoins, la protection et la promotion de la langue française ne doivent pas se faire aux dépens des petites entreprises d’ici. Nous allons toujours appuyer des mesures de protection du français qui ne nuisent pas aux efforts des PME québécoises », indique le RCCAQ. 

L’article 55 

La lettre de l’OQLF reçue par le courtier Bruno Fortin cite l’obligation inscrite à l’article 55 de la Charte concernant la langue des contrats d’adhésion. Il est déjà contraire à la loi d’offrir l’un de ces documents au public s’il n’existe pas de version en français. Pour l’instant, la Charte prévoit que ces contrats peuvent être rédigés dans une autre langue si telle est la volonté expresse des parties.  

Les changements apportés par le PL-96 touchent notamment l’article 55. L’article 44 du PL-96 modifie le libellé de l’article 55. « Les parties à un tel contrat peuvent être liées seulement par sa version dans une autre langue que le français si, après avoir pris connaissance de sa version française, telle est leur volonté expresse. Les documents se rattachant au contrat peuvent alors être rédigés exclusivement dans cette autre langue. » 

Travaux parlementaires 

Les changements proposés par le PL-96 ne sont toujours pas en vigueur. Le projet de loi est rendu à l’étape de l’étude article par article et les travaux avancent à pas de tortue. 

Après cinq séances tenues entre le 23 novembre et le 9 décembre 2021, la CCE est rendue à l’article 6 d’un projet de loi qui en compte 201. Au moment de rédiger ces lignes, aucune nouvelle séance de travail n’est inscrite au calendrier de la commission concernant le PL-96.

Par la même, la même commission doit étudier le projet de loi no 9 créant le protecteur national de l’élève. Elle tiendra des consultations particulières dans la semaine du 17 janvier 2022. Le ministre Jolin-Barrette doit aussi participer aux travaux parlementaires sur le projet de loi no 92 qui vise à créer un tribunal spécialisé sur les violences sexuelles et conjugales.

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