Les courtiers ont accès à une solution peu utilisée au Québec pour venir en aide aux entreprises qui veulent réduire leur facture de frais de défense : la rétention. Ailleurs au Canada, aux États-Unis et en Europe, la rétention est monnaie courante dans les contrats.
Les changements apportés au Code civil du Québec permettent désormais à certaines catégories d’assurés et de contrats de contourner les règles édictées aux articles 2500 et 2503 concernant les frais de défense.
Louis Cyr est président du cabinet de courtage Louis Cyr Assurances, mais aussi du cabinet de services juridiques Juriance, tous deux établis à Deux-Montagnes, en Montérégie. Après avoir vendu son entreprise en 2001, il a lui-même investi dans plusieurs cabinets au fil des ans, de même que dans la bannière Intergroupe, dont il n’est plus actionnaire. Il s’est aussi fait un nom comme animateur radiophonique.
Demande Wellington
Il y a quelques années, le cabinet Juriance est approché par l’Association des professionnels de la construction et de l’habitation du Québec (APCHQ). Celle-ci lui confie le mandat d’obtenir une requête de type Wellington pour forcer l’assureur à défendre l’un de ses membres comme le prévoit le contrat de responsabilité civile de l’entrepreneur.
La demande Wellington est soumise le 23 mai 2017. Les demandeurs sont Développement les Terrasses de l’Île et l’entrepreneur Darcon. Ceux-ci poursuivent Intact Compagnie d’assurance qui refuse d’assumer les frais de défense dans la poursuite intentée par le syndicat de copropriétaires de l’immeuble situé dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce, à Montréal.
Pour nier son obligation de défendre, l’assureur avance trois arguments : 1) les dommages recherchés par les demandeurs n’étaient pas couverts par le contrat d’assurance ; 2) trois des exclusions inscrites au contrat permettaient de libérer l’assureur de son obligation d’assumer la défense des assurés ; 3) la demande Wellington était prescrite.
Auparavant, les tribunaux québécois appliquaient la règle applicable au plus récent jugement de la Cour suprême du Canada en matière de requête Wellington. « Le dernier, c’était l’arrêt Geodex. La grande notion sur laquelle les assureurs se reposaient pour se retirer de la défense d’un dossier, c’était la notion de dommages soudains et accidentels », explique M. Cyr.
Un des problèmes que l’on retrouve principalement dans le secteur de la construction, résume Louis Cyr, est le transfert thermique entre l’extérieur et l’intérieur, qui cause un dommage ou une exposition continue à de l’humidité. « Les assureurs refusaient de défendre les entreprises de construction sur ce point-là », dit-il.
Tribunal albertain
Un tribunal albertain a rendu une décision importante dans l’arrêt Progressive Homes, lequel a été entériné par la Cour suprême en 2010. Seul le Québec ne s’y conformait pas et aucun tribunal québécois n’avait repris cette jurisprudence, jusqu’en septembre 2019.
Le 18 mars 2018, le juge Brian Riordan de la Cour supérieure rejette la requête des demandeurs. Il conclut que les dommages réclamés résultent d’erreurs commises par les appelantes ou leurs sous-traitants lors de la conception et de la construction de l’immeuble, et non d’un sinistre.
Le tribunal retient l’argument de l’assureur concernant les exclusions en se disant persuadé que « la vaste majorité, voire la totalité des dommages matériels » à la base du litige seraient exclues par le biais de l’une ou l’autre des dispositions de la police.
Enfin, le tribunal conclut que l’action de type Wellington est prescrite pour le promoteur des Terrasses de l’Île, car elle a été déposée plus de trois ans après la poursuite du syndicat de copropriétaires. La requête est accueillie pour l’entreprise Darcon, dont le droit d’action est né avec l’amendement apporté en 2014 qui l’ajoutait comme défenderesse.
Appel accueilli en partie
Le 5 septembre 2019, le jugement de la Cour d’appel du Québec donne raison en partie aux appelants et infirme la décision de première instance. La décision a été rendue par les juges Jacques Dufresne, Geneviève Cotnam et Stephen Hamilton.
Selon les motifs du tribunal rédigés par le juge Hamilton, l’arrêt Progressive Homes est important de deux manières. Premièrement, les principes généraux sur l’obligation de l’assureur énoncés par la Cour suprême s’appliquent au Québec. Deuxièmement, la police d’assurance y est quasiment identique au dossier à trancher au Québec.
La Cour d’appel estime que le juge de première instance a interprété de façon trop restrictive les notions de « sinistre » et d’« accident ». « Il y a donc couverture si les vices de construction et de conception, qui n’étaient ni voulus ni prévus par l’assuré, causent des dommages matériels à l’immeuble. La possibilité de tels dommages suffit pour déclencher l’obligation de défendre », lit-on au paragraphe 45 de la décision de la Cour d’appel.
À propos des exclusions, la Cour d’appel fait une première rectification. « Même si la vaste majorité des dommages matériels réclamés dans la poursuite était exclue, le fait que certains dommages ne le sont pas suffirait pour conclure que l’intimée doit défendre les appelantes. »
Sur le caractère prescrit de l’action, la Cour d’appel indique que le syndicat a amendé son action le 29 octobre 2015 pour y ajouter des réclamations pour de nouveaux dommages. Un autre amendement est fait en mars 2017. « L’obligation de défendre quant à ces nouvelles réclamations couvertes par la police d’assurance ne peut être prescrite, car elle n’est née qu’au moment où le syndicat a amendé ses procédures en ce sens. »
L’assureur est déclaré responsable des coûts de défense encourus par Darcon après le 28 août 2014 et ceux du promoteur après le 29 octobre 2015, « dans la mesure où ces frais ont été engagés pour les défendre contre les réclamations touchant des dommages matériels découlant des malfaçons (donc excluant la réfection de celles-ci), ainsi que celles touchant les dommages reliés aux problèmes de toiture ».
En mars 2020, la Cour suprême a annoncé qu’elle refusait d’entendre la requête de l’assureur qui voulait en appeler de la décision du plus haut tribunal du Québec.
Le 11 décembre 2020, le gouvernement du Québec soumettait le projet de loi 82, un projet de loi omnibus visant à appliquer diverses mesures annoncées dans le budget de mars 2020. Il incluait le pouvoir accordé au gouvernement de modifier les articles 2500 et 2503 du Code civil du Québec sur la question des frais de défense.
Ailleurs au pays
Les contrats d’assurance en responsabilité civile des entreprises créaient « une fausse attente à l’assuré. Il se croyait défendu jusqu’à l’obtention d’un jugement, mais quand l’assureur lui annonçait avant cela qu’il ne serait pas défendu, ça brisait une attente de confiance entre les parties. C’est la raison pour laquelle Juriance a pris le dossier », explique Louis Cyr.
Les assureurs peuvent changer ce contrat pour « exclure tout dommage causé à un tiers de façon graduelle, incluant l’exposition continue et répétée à des situations nocives », poursuit-il. La protection pourrait être vendue séparément. Cependant, un assureur qui retire cette protection risquerait de perdre ses clients au profit de ses concurrents.
Ailleurs au Canada, la protection offerte aux PME du Québec par le législateur avec l’article 2503 n’est pas offerte aux entreprises. En conséquence, les assurés qui en ont les moyens se dotent d’une police incluant un montant en rétention, ce qui est de l’autoassurance.
Contrairement à la franchise, qui est payable par l’assuré au moment où l’assureur doit verser l’indemnité à un tiers lésé, la rétention est payable tout de suite par l’assuré, jusqu’à concurrence du montant fixé. L’assuré accepte ainsi de prendre à sa charge une part des frais de défense. L’assureur prend la suite quand l’assuré a assumé sa part du risque et que le litige se prolonge.
L’assuré peut ainsi choisir ses avocats et gérer les coûts de sa défense. « Le montant minimal de rétention qui prend en compte autant les frais d’expertise que les frais de défense, si on veut que ça soit efficace, commence dans les 100 000 $. À partir de là, ça ne s’appliquait plus à tous les assurés », indique Louis Cyr.
En enlevant l’obligation de défense, l’assureur peut désormais exclure la défense ou limiter les frais de défense de certaines catégories d’assurés. En responsabilité civile, la prime est structurée de manière à permettre à l’assureur de payer les expertises, les frais de défense et l’indemnisation aux victimes lésées. La fréquence des sinistres et leur sévérité influencent ce troisième aspect.
« Tous les dossiers comportent des frais de défense. Certains dossiers vont comprendre des montants à verser en indemnités aux victimes. La grande majorité ne coûtera rien, sinon de petits montants. Et une très faible minorité comportera un gros montant de règlement », précise M. Cyr.
Si on inclut la rétention qui comprend les frais de défense pour les petits événements, la prime d’assurance qu’il reste ne sert qu’à couvrir les frais de défense des grosses réclamations, qui sont plus rares.
« Pour moi, limiter le montant des frais de défense est plus dangereux pour l’assuré que de gérer la rétention. Mais les deux sont possibles dans le règlement. Rien ne dit qu’un assureur ne peut utiliser la rétention, au lieu de limiter le montant des frais », souligne Louis Cyr.
Chacun des assureurs pourra utiliser la stratégie qui lui convient. « Là, on voit une concurrence qui peut s’installer. Le marché réagira ainsi pendant plusieurs années et ça ne se fera pas que sur un an. Comme on limite la clientèle qui aura accès à cet avantage, pour tous les autres, la rétention continuera quand même d’exister », note le courtier.
Le règlement
À propos du règlement définitif publié le 20 avril dernier, Louis Cyr souligne la prudence du ministère des Finances, qui a réduit la liste des dérogations annoncées dans le projet soumis en 2021. Les assureurs avaient besoin du législateur pour changer les contrats afin que toute l’industrie change ses contrats en même temps, ou encore pour les autoriser à tarifer le produit en conséquence. Le règlement qui sera en vigueur le 9 mai 2022 le permettra désormais.
Peu de PME peuvent se permettre la rétention. « Il n’y a pas beaucoup de PME qui sont équipées du côté légal pour le faire. Je dirais même que dans la PME, ça n’existe pas », indique Louis Cyr.
Le cabinet Juriance a fait son nid dans les litiges en responsabilité civile des entreprises du secteur de la construction. « Dans le cas des Terrasses de l’Île, notre client Darcon était le seul assuré parmi tous les sous-traitants ayant travaillé sur le chantier qui n’étaient pas défendus par son assureur devant le tribunal », indique M. Cyr.
En construction, les intervenants sont nombreux : le syndicat de copropriété, le promoteur immobilier, l’entrepreneur général, les sous-traitants, les fournisseurs de ceux-ci, etc. « À la fin, pour un dégât d’eau qui a coûté 250 000 $, on peut se retrouver avec une facture de 400 000 $ en frais d’avocats », dit-il.
Demande des assureurs
L’industrie demandait un changement et le projet de loi 82 annonçait l’intention du gouvernement de la satisfaire. La crainte de l’exode des sièges sociaux a été brandie comme un épouvantail, mais cette crainte n’était pas fondée, selon Louis Cyr. Dans les faits, les entreprises qui pourront déroger aux règles du Code civil sont largement couvertes en responsabilité civile par des assureurs étrangers.
Avant même le dossier de la pyrrhotite, les assureurs avaient été ébranlés par la décision de la Cour d’appel dans le litige entre le Canadien National et l’assureur Chartis en 2013. La police d’assurance en responsabilité civile excédentaire du transporteur ferroviaire prenait effet lorsque les réclamations excédaient 5 M$. En donnant raison à l’assuré, le tribunal avait alors refroidi l’intérêt des assureurs pour la couverture en rétention, selon le courtier.
La Cour d’appel rappelait alors que l’obligation de défendre est obligatoire et distincte et concluait que l’assureur excédentaire devait assumer celle-ci, même si la police prévoyait seulement le paiement des frais de défense. « Le fond n’a pas été réglé. Est-ce que la rétention est correcte ? On n’a pas été là-dedans », souligne Louis Cyr.