La Cour d’appel du Québec a récemment précisé les notions d’invalidité totale et partielle dans un dossier opposant un médecin omnipraticien à la Compagnie d’assurance vie RBC et dans un autre litige entre un chirurgien orthopédiste et le même assureur.
Insatisfait du jugement de première instance, le premier demandeur, dont les initiales sont G.C., avait porté en appel la décision rendue le 9 février 2021 par le juge Claude Villeneuve, du district de Bedford à la Cour supérieure du Québec.
Le juge Villeneuve n’avait accueilli que partiellement la demande introductive d’instance, en déclarant que le demandeur n’était pas totalement invalide au sens de la police détenue auprès de l’intimée, sauf pour la période du 13 avril 2014 au 11 avril 2015.
La juge Marie-Josée Hogue a rédigé la décision du 23 août dernier au nom de ses collègues Mark Schrager et Stéphane Sansfaçon. L’avocat Maurice Charbonneau, du cabinet Trivium, a attiré l’attention du Portail de l’assurance concernant cette décision.
Le demandeur avait souscrit une police d’assurance invalidité en 1998 alors qu’il entamait sa carrière de médecin. Le contrat incluait un avenant qui modifiait la définition d’invalidité totale.
« L’appelant sera considéré totalement invalide s’il n’est plus capable d’exercer les tâches importantes de sa profession et cela même s’il travaille et gagne un revenu », explique la Cour d’appel.
Le demandeur exerce sa profession de médecin de famille dans la région de Granby. À partir de 2006, il se rend au Nunavik toutes les six semaines, durant une semaine, pour effectuer des séjours à l’urgence des hôpitaux de Kuujjuaq et de Chisasibi. À l’époque, il y gagne la majorité de ses revenus.
Vers 2009, il s’intéresse à la médecine sportive et obtient un diplôme dans cette discipline en mars 2009. Il se perfectionne par la suite en échographie musculosquelettique et ouvre sa clinique en juin 2013.
À la suite d’une sévère dépression, il quitte le groupe de médecine familiale où il exerce et l’hôpital de Granby. Mais il continue de se rendre au Nunavik à compter de novembre 2009. L’assureur lui verse des prestations d’invalidité de juin 2009 jusqu’à son retour au travail en 2010.
Urgentiste au Nunavik
À la même période, il pratique plus souvent à Chisasibi et moins à Kuujjuaq, où la demande a baissé. Le volume de travail augmente et le médecin a moins de soutien. À partir de juin 2013, il passe moins de temps au Nunavik, et il y travaillera pour la dernière fois dans la semaine du 11 mars 2014.
Le médecin est victime d’un arrêt cardiaque en avril 2014. À la suite d’une anorexie cérébrale, il est plongé dans un coma artificiel dont il ne se réveille que deux jours plus tard. Il conserve certains troubles cognitifs résiduels et de la fatigue par la suite.
Il présente une nouvelle demande de prestations d’invalidité totale le 18 juin 2014. En septembre 2014, l’assureur accepte de verser des prestations d’invalidité totale jusqu’au 11 décembre 2014 et d’invalidité partielle jusqu’au 11 février 2015. La RBC-Vie ferme le dossier tout en indiquant qu’elle le rouvrira s’il n’y a pas de retour au travail à temps plein après le 11 février 2015.
En octobre 2014, une première expertise médicale indique que le demandeur ne peut plus travailler à l’urgence, mais qu’il peut recommencer à pratiquer en clinique externe. Le médecin reprend progressivement ses activités professionnelles à sa clinique de médecine sportive et il en avise l’assureur.
À la même période, une deuxième expertise faite par une neuropsychologue confirme l’atteinte cognitive. La spécialiste propose une rééducation de trois mois. Le premier expert produit un second rapport en février 2015. Deux mois plus tard, il ajoute qu’un retour à temps plein est envisageable. L’expert recommande une invalidité permanente partielle pour la partie du revenu du demandeur qui provenait de ses activités d’urgentiste au Nunavik.
Le médecin demandeur informe l’assureur qu’il n’est pas en mesure de reprendre le travail à temps plein, puisqu’il n’est pas en mesure de reprendre sa pratique dans le Grand Nord. Il retire d’ailleurs son nom de la liste des médecins disponibles pour travailler dans cette région en août 2015.
En janvier 2016, après avoir accepté de lui verser trois moins de prestation d’invalidité partielle, l’assureur informe le médecin qu’il n’existe « aucune preuve médicale objective à l’appui d’une déficience partielle continue qui l’empêcherait de recommencer à travailler à temps plein après le 11 février 2015 ».
Le médecin conteste cette décision. L’assureur rejette son appel en avril 2016. Suivant un nouveau processus d’appel interne, le médecin voit sa demande rejeter une seconde fois en janvier 2017. Le médecin entame des procédures en mars 2017.
L’assureur mandate une autre médecin pour examiner le dossier médical du demandeur. Elle estime que le médecin est fonctionnel depuis au moins le mois d’avril 2015. Le procès se déroule en octobre 2020.
Le juge Villeneuve accueille en partie la demande, mais il refuse de reconnaître l’invalidité totale au-delà du 11 avril 2015 et conclut plutôt qu’il a droit à des prestations d’invalidité résiduelle vu sa perte de revenus, et ce, jusqu’en février 2016.
L’assureur explique que l’entente de septembre 2014 empêche le médecin de réclamer quoique ce soit de plus que ce qui était convenu dans l’entente. Le juge de première instance refuse d’y voir une renonciation à réclamer des prestations au-delà de février 2015.
Analyse
Le juge de première instance conclut que l’invalidité totale doit être analysée dans le sens d’une incapacité « substantielle » à accomplir les tâches importantes et régulières de sa profession de médecin de famille et omnipraticien, incluant ses tâches à la clinique sportive et au Nunavik.
Le juge Villeneuve ajoute que le fait que ses activités dans le Grand Nord soient les plus lucratives n’est pas pertinent aux fins de déterminer son invalidité.
La Cour d’appel estime que le juge de première instance n’a pas commis d’erreur manifeste et déterminante. La police est un contrat type et la norme d’intervention applicable à la façon dont le tribunal a interprété la notion d’invalidité totale est celle de la décision correcte.
L’avenant de la police définit la notion de profession et les différentes formes d’invalidité. La police doit être lue en considérant le texte dans son ensemble, précise la Cour d’appel au paragraphe 55 de sa décision. Il faut donner aux mots qui s’y trouvent leur sens usuel.
Le demandeur plaide que le juge Villeneuve aurait dû faire porter son analyse sur les tâches qu’il effectuait au Nunavik, puisque c’est de celles-ci qu’il tirait la majorité de ses revenus au moment où il est devenu invalide.
Selon la Cour d’appel, le juge a compris la proposition du médecin, mais ne l’a pas retenue. L’appelant exerce sa profession à deux endroits différents et ses tâches exigent des capacités différentes, mais sa nature ne change pas. Le tribunal a eu raison de conclure que l’appelant n’est pas incapable d’exécuter les tâches importantes de sa profession.
« En utilisant l’expression “les tâches”, la police d’assurance, selon moi, exprime clairement l’idée que l’assuré doit être incapable d’exercer l’ensemble des tâches importantes de sa profession et non seulement certaines d’entre elles », écrit la juge Hogue.
Décision maintenue
Le médecin reconnaît que, depuis le 11 février 2016, le revenu qu’il a gagné en exerçant sa profession représente au moins 80 % de celui qu’il touchait quand il a eu son arrêt cardiaque en avril 2014. La Cour d’appel rejette le pourvoi du demandeur et maintient la décision de la Cour supérieure.
En février 2021, outre la décision concernant l’invalidité, le juge de première instance avait déclaré que le demandeur avait droit aux prestations d’assurance invalidité totale pour la période du 11 février 2015 au 11 avril 2015, à raison de 7 700 $ par mois.
Le tribunal a accordé au médecin des prestations d’assurance invalidité résiduelle pour 10 mois supplémentaires, pour une somme totale de 33 487 $. La défenderesse a été condamnée à rembourser au demandeur les primes payées du 1er février 2015 au 28 février 2016, en plus de payer les frais de justice, incluant les frais d’expertise.
Autre décision
Le même jour, le même trio de juges de la Cour d’appel a rendu une décision dans une autre cause reliée au même assureur qui, cette fois, portait en appel le jugement rendu le 15 décembre 2020 dans un litige similaire.
En Cour supérieure, le juge Michel Déziel, du district de Montréal, avait accueilli en partie la demande introductive d’instance de l’assuré et l’avait déclaré totalement invalide au sens de la police d’assurance invalidité souscrite auprès de RBC-Vie. L’assureur avait dû payer au demandeur une compensation pour les prestations versées entre le 30 juin 2015 et le 31 juillet 2017, et devait aussi régler les prestations mensuelles à partir de cette dernière date.
Cette fois-ci, le tribunal a donné raison à l’assureur et a infirmé le jugement de première instance, pour les mêmes raisons que dans le dossier précédent. Dans ce cas-ci, l’assuré était médecin spécialisé en chirurgie orthopédique qui œuvrait dans la région de Lanaudière.
L’assureur avait déterminé que le demandeur avait droit aux prestations d’invalidité partielle ou résiduelle à compter du 1er avril 2015. La police comprenait le même avenant que dans l’autre dossier.
Au moment de l’audition en première instance en novembre 2020, l’intimé exerce dans un autre hôpital et son revenu est maintenant supérieur à ce qu’il était lorsqu’il a été déclaré invalide.
Le litige entre les parties concerne la notion de profession. Le médecin occupe toujours un poste de chirurgien orthopédiste, mais n’effectue ni de garde ni de chirurgie, contrairement à ce qu’il faisait auparavant. La juge Hogue réutilise la même définition des tâches de la profession que dans le jugement précédent pour trancher ce litige.
« Accepter la proposition de l’intimé enlèverait aussi, selon moi, toute utilité à une partie de la définition d’invalidité partielle qui, justement, s’applique lorsque l’assuré est incapable d’accomplir une ou plusieurs tâches importantes de sa profession. On peut en effet se demander dans quelles circonstances un assuré serait invalide partiellement s’il doit être reconnu totalement invalide dès lors qu’il est incapable d’exercer des tâches importantes de sa profession », écrit la Cour d’appel au paragraphe 52 de sa décision concernant l’assuré O.C.
Ici, l’intimé est incapable d’exercer certaines tâches importantes de sa profession, mais il est capable d’en exercer d’autres. Il bénéficie des privilèges requis pour le faire et le fait qu’il puisse les perdre un jour n’est pas pertinent. Si ses limitations devaient lui faire perdre ces privilèges et l’empêcher d’exercer sa profession, il pourra alors déposer une nouvelle demande d’invalidité dont le mérite sera évalué, conclut la Cour d’appel en infirmant la décision de la Cour supérieure.