Cet article est un Complément au magazine de l'édition de décembre 2021 du Journal de l'assurance.

 

Comme le révèle le portrait du parcours entrepreneurial du courtier Michaël Léveillée publié dans l’édition de décembre du Journal de l’assurance, les cabinets qui obtiennent du financement des assureurs doivent bien évaluer la portée de la clause de premier refus. Lors de la plus récente édition des Journées de l’assurance de dommages, trois conférenciers ont parlé de cette clause pendant une séance portant sur les fusions et acquisitions de cabinets. 

Les assureurs sont-ils les concurrents des courtiers dans la consolidation des cabinets de courtage ? Richard Bertrand, associé chez Groupe Acquisitions DB, estime que non. Il est d’avis que la pérennité du courtage est maintenue grâce au financement offert par les assureurs. Son groupe travaille à aider le vendeur à déterminer ses critères de la transaction et essaie ensuite de trouver l’acquéreur qui y répond le mieux. 

M. Bertrand rappelle qu’il y a 20 ou 25 ans, les institutions bancaires ne prêtaient pas d’argent pour financer des transactions et des rachats de volumes dans le réseau des cabinets de courtage d’assurance. Il n’existait alors que deux modes de financement : le courtier qui se retirait finançait son acquéreur, ou l’assureur aidait l’acheteur en finançant l’achat. 

Ce ne sont pas tous les assureurs qui prennent des participations même s’ils financent la transaction, précise-t-il. La clause de premier refus sert notamment à cette fin. « C’est normal : les assureurs veulent protéger leur marché. Je ne les vois pas comme des concurrents », dit-il. 

Certains courtiers concentrent de plus grosses parts de leur volume, et chacun doit se sentir à l’aise de laisser l’assureur prendre des parts ou pas, ajoute M. Bertrand. 

Il souligne qu’aujourd’hui, les institutions financières sont très présentes dans le financement de cabinets, notamment BMO, la Banque Nationale et la Banque Laurentienne.

« Les assureurs ne s’imposent pas dans les opérations quotidiennes du cabinet. Les courtiers restent autonomes malgré le financement par des assureurs. Il y a des avantages et des inconvénients », dit-il. 

Pas d’accord 

L’opinion de M. Bertrand n’est pas partagée par Jean-François Trudel, vice-président et coactionnaire d’Invessa avec Synex performance d’affaires. Les banques font du financement depuis au moins une décennie, sinon plus, rappelle-t-il.

« Les assureurs n’ont rien à voir avec la pérennité du courtage, et on le voit d’ailleurs en 2021, puisqu’il y a de grands cabinets qui ont créé leur agence. On est loin de la pérennité quand on se transforme en agence parce qu’on ne satisfait plus les critères de l’Autorité des marchés financiers pour maintenir le nom de cabinet en assurance des particuliers », indique-t-il. 

« J’ai été sollicité avant les fêtes de 2020 par deux cabinets qui ont concentré leur volume auprès d’un assureur, lequel a une participation de 20 % avec une clause de premier refus. Même sans cette clause, avec un volume aussi concentré, ces transactions peuvent poser problème pour l’acquéreur », fait remarquer M. Trudel. 

« Si j’entre l’un de ces cabinets chez Invessa, je déséquilibre ma propre répartition de volume entre les assureurs et je m’expose peut-être à des clauses de divulgation. Ça peut donc me mettre en danger. Un cabinet comme le nôtre veut garder son statut de cabinet indépendant », poursuit Jean-François Trudel. 

Les assureurs ont un rôle à jouer et peuvent aider les cabinets de courtage à mener des transactions pour consolider le réseau, par un prêt d’argent ou même par un endossement auprès d’une institution bancaire. Ils ont la responsabilité de maintenir un réseau de courtage en santé, insiste M. Trudel. 

Vraie concurrence 

Marie-Pierre Fortin, directrice générale de BC Assur, estime que les assureurs font bel et bien concurrence aux courtiers pour l’acquisition de cabinets. « J’ai travaillé chez des assureurs qui utilisaient les deux modes de distribution, par le réseau de courtage et comme assureur direct. Les deux stratégies étaient distinctes, mais le résultat pouvait être de transférer des volumes de courtage en volumes d’assureur direct », dit-elle. 

« Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, car on enlève toute la valeur entrepreneuriale qu’on trouve dans les cabinets. En les finançant et leur mettant des contraintes, on vient modifier la ligne de vie des cabinets », dit-elle. 

En présence d’une clause de premier refus ou d’autres contraintes liées aux contrats de financement, il devient difficile pour le cabinet indépendant de pouvoir acheter le volume de primes d’un autre cabinet qui a concentré une grande partie de ses affaires auprès d’un assureur. 

« Il y a un clivage dans le réseau, et ça nous fait concurrence. J’espère que les autres assureurs vont continuer à nous aider dans le réseau de courtage. D’autres assureurs présents ailleurs à l’échelle mondiale doivent comprendre la réalité du Québec, et c’est un autre enjeu », poursuit-elle. 

Même si elle est d’accord avec les contraintes imposées par le prêteur lors du financement, Marie-Pierre Fortin estime que celles-ci devraient être d’une durée limitée. « Une fois éliminées, ça redonne des ailes aux cabinets qui veulent faire des acquisitions et ça ne les menotte pas à moyen et à long terme », souligne-t-elle. 

La présence d’un lien de prêteur à débiteur pose problème, poursuit-elle. « En fait, ça modifie l’intérêt d’autres cabinets envers ce cabinet en particulier. Il peut y avoir la clause de premier refus, qui est une contrainte potentielle à une transaction. Ça peut éloigner des acquéreurs potentiels », explique-t-elle.

Selon Mme Fortin, la convention de prêt ou la convention d’actionnaires prévoit déjà le coût d’acquisition du volume de primes, ce qui gèle la négociation avec d’autres acheteurs. « Ça crée des embûches et ça limite les occasions intéressantes pour les acquéreurs, sur le plan de la synergie et des ambitions de notre cabinet », indique-t-elle. 

Pas un frein 

Richard Bertrand ne croit pas que la clause de premier refus représente un frein à la vente. Il reconnaît cependant que les conditions accordées lors du financement peuvent rendre la démarche plus complexe. 

« Chez nous, au Groupe Acquisition DB, on a de multiples acheteurs qui peuvent répondre à l’ensemble des critères présents dans le marché. On a des cabinets complètement indépendants qui ne sont rattachés à aucun assureur, et d’autres le sont. On a une palette assez large. Je ne pense pas que ça influence le prix. Peu importe qui lève la main, l’ordre de grandeur sera à peu près le même », indique M. Bertrand.

Il faut considérer le facteur émotion de la vente par le courtier qui a tissé des liens avec son personnel et ses clients durant plusieurs décennies. « Pour le prix, on trouve toujours un terrain d’entente. Les contraintes liées au financement, ce sont des problèmes qu’on peut résoudre assez facilement », affirme Richard Bertrand. 

Selon Jean-François Trudel, cette présence de l’assureur dans les liens d’affaires a une influence sur la valeur du cabinet. « Je le disais au début : le vendeur doit préparer son cabinet pour le rendre le plus attrayant possible aux acquéreurs potentiels. En ayant des liens d’affaires, on réduit le terrain de jeu. Ça peut limiter le désir de l’acheteur », dit-il. 

L’existence de ces liens peut réduire l’intérêt de l’acheteur, et celui qui décide tout de même d’aller de l’avant y sera néanmoins confronté une fois la vente conclue, insiste M. Trudel. 

Réaction du RCCAQ 

Sans commenter directement la question de la clause de premier refus, le Regroupement des cabinets de courtage d’assurance du Québec (RCCAQ) a réagi par écrit sur la question de l’indépendance des cabinets. Quelques jours avant de terminer son mandat à la présidence, Mathieu Brunet nous a transmis ses commentaires par courriel. 

Rappelant le contexte qui a mené le gouvernement précédent à faire adopter la loi 141 en juin 2018, M. Brunet note que « la prise de position du RCCAQ en faveur des tests d’indépendance s’est effectuée dans la mouvance d’un processus de modifications législatives ».

À son avis, « les autorités ont souhaité mettre en place un cadre favorisant une plus grande indépendance des cabinets ». Les principaux jalons sont 1) la distinction claire entre une agence et un cabinet de courtage, 2) la détermination des règles de propriété d’un cabinet de courtage, 3) la nécessité d’être en mesure d’obtenir trois soumissions d’au moins trois assureurs ne faisant pas partie du même groupe financier, et 4) la divulgation renforcée afin de mieux informer le consommateur. 

Depuis trois ans et demi, le RCCAQ s’est attelé à appuyer ses membres afin de favoriser la meilleure adaptation possible face à ces changements, poursuit M. Brunet. Il ajoute que la clause dont il est question ici « se négocie dans le cadre d’un contrat entre deux parties, et ce, de manière confidentielle ». 

« Le RCCAQ suit également de près l’évolution que le législateur et le régulateur entendent donner à notre industrie. À cet égard, plusieurs modifications législatives et réglementaires proposées actuellement retiennent notre attention et l’indépendance des cabinets demeure un paramètre important dans les prises de position de notre organisation », conclut M. Brunet.