La création d’un écosystème ouvert pour le développement des plateformes numériques, avec le partenariat d’autres entreprises, est la seule manière par laquelle les institutions financières canadiennes pourront concurrencer les géants numériques de la Silicon Valley, estime Paul Desmarais III, président du conseil et chef de la direction de Sagard Holdings. « En s’alliant, je pense qu’on a plus de chance de succès », dit-il.
Il était invité à présenter sa vision de la finance lors d’un lunch organisé par CFA Québec le 11 octobre dernier à Québec.
Il en coute désormais moins cher qu’avant pour lancer une entreprise numérique, et le retour sur l’investissement est supérieur. De plus, il est toujours possible de louer les outils sans les acheter, souligne M. Desmarais. On peut aussi réduire les couts de prospection en utilisant adéquatement les réseaux sociaux pour mieux cibler son offre.
« Avec un investissement d’environ 100 000 $, on arrive très vite à savoir ce qui marche chez les consommateurs », dit-il. On aura alors une meilleure idée du cout d’acquisition des nouveaux clients et on peut déterminer si le risque est valable.
L’innovation demeure une activité risquée, alors il vaut mieux cibler les partenaires numériques qui aideront l’institution financière à régler les problèmes structurels, comme la gestion des dossiers clients, les opérations axées sur les produits et non vers les clients, les problèmes de segmentation, etc., suggère-t-il.
Autres investissements
Paul Desmarais III est président exécutif et cofondateur de deux firmes d’investissement en capital de risque dans le secteur des technologies financières numériques (fintechs) : Portag3 Ventures et Diagram.
Portage3 gère un portefeuille évalué à 720 millions de dollars (M$), et quelque 25 investisseurs participent au financement d’une trentaine de startups dans l’industrie financière.
Diagram, dont le portefeuille est évalué à 85 M$, est l’un des principaux investisseurs dans Breathe Life, une plateforme numérique en assurance vie établie à Montréal, de même que dans Dialogue, une plateforme numérique en assurance collective réservée aux employés des grandes firmes adhérentes.
M. Desmarais III est aussi vice-président principal de Power Corporation Canada et siège au conseil d’administration de Great-West Lifeco et de plusieurs autres sociétés.
M. Desmarais III est également président de WealthSimple, firme lancée en 2014 et qui offre des conseils aux petits investisseurs par l’entremise d’une plateforme numérique. WealthSimple compte déjà 175 000 clients et il s’en ajoute 1000 nouveaux par mois. Elle gère des actifs qui dépassent les 5 milliards de dollars (G$).
Power Corporation a aussi investi dans Personal Capital, une plateforme spécialisée dans le conseil robotisé aux États-Unis, qui gère des actifs de 10 G$ US et compte 21 000 clients. « C’est le mariage parfait entre le conseiller financier et la technologie », dit-il.
« On a lancé ces plateformes numériques alors que notre valeur était basée sur le conseil », ajoute-t-il. Dans le cas de WealthSimple, elle n’avait aucun client et comptait quatre employés à son lancement.
La rentabilité à court terme ne doit pas être envisagée dans le secteur fintech. « Ça prend du temps et beaucoup de capitaux », indique-t-il.
Le plus grand problème des entreprises établies découle de la peur de l’échec, poursuit M. Desmarais. Les gens ont une vision à court terme et craignent de perdre leur bonus de fin d’année en sortant des sentiers battus.
Des leçons apprises
À partir des nombreux efforts menés par la Corporation Financière Power dans le développement des plateformes numériques dans les services financiers, certaines leçons sont utiles à l’ensemble de l’industrie, estime M. Desmarais. La première est certainement la nécessité de recourir aux partenariats externes pour lancer la transformation vers l’ère numérique.
Ensuite, cette transformation doit être menée avec un objectif et une vision précise dès le départ. « Si vous n’êtes pas tous alignés sur le même objectif, le partenariat peut s’en aller dans toutes les directions. Vous perdrez du temps et votre argent », dit-il.
De plus, l’innovation doit trouver sa source au sein de la haute direction de l’organisation, mais elle se construit à partir du cœur de l’entreprise, le noyau central autour duquel tournent les affaires, insiste M. Desmarais.
Enfin, durant cette transformation vers le numérique, les institutions financières doivent interagir le plus souvent possible avec les consommateurs. Ça inclut la nécessité de lancer le produit même s’il n’est pas parfait, afin de solliciter l’opinion des premiers utilisateurs.
Si on attend que la plateforme soit parfaite, on pourrait être surpris par les mauvais résultats, estime M. Desmarais. On découvre aussi plus rapidement qui sont les clients visés par le produit et on évite de s’éparpiller en tentant de joindre des consommateurs que le produit n’intéresse pas.
« Quand nous avons lancé WealthSimple, ça ne faisait que quelques semaines que l’on travaillait sur le projet. L’interface était horrible, surement la pire au Canada, mais on a obtenu des interactions très rapidement de la part des premiers investisseurs. Ça nous a permis de rapidement la faire évoluer et de l’adapter aux besoins des clients », indique Paul Desmarais III.
« Si je peux vous donner un seul conseil, c’est de prendre des risques et de ne pas avoir peur de vous tromper. Si vous craignez l’échec, vous ne faites rien », conclut-il avant la période des échanges avec l’assistance.
En matière de capital de risque, il rappelle que sur dix sociétés où l’on investit, sept vont échouer, et il faut au moins un investissement réussi pour financer les activités du fonds. Dans deux cas sur dix, on aura des résultats corrects. « On est prêt à faire des erreurs, c’est la nature même du secteur », dit-il.
Il faut faire beaucoup d’erreurs, mais des petites. Un échec où l’on persiste longtemps peut devenir mortel. C’est le même esprit qui doit guider la gestion des projets au sein même d’une startup.
Il donne l’exemple de WealthSimple qui a lancé sa plateforme dans trois régions métropolitaines aux États-Unis et en Grande-Bretagne, en ciblant ses trois marchés par une approche promotionnelle plus importante. « Or, notre croissance a été plus importante à New York, où on n’avait dépensé aucun sou en marketing », raconte-t-il.
L’accessibilité du conseil
« Les investisseurs qui ont accès au conseil ont un portefeuille qui vaut deux fois plus que les épargnants qui n’ont pas de conseiller financier », rappelle-t-il. Les leçons apprises avec les investissements dans les startups ont aidé à la restructuration du Groupe Investors, qui fait aussi partie de la famille de Power.
Grâce aux plateformes numériques, on donne accès au conseil à de jeunes investisseurs qui commencent à peine à accumuler de l’épargne. « Ils n’ont pas besoin de conseil et c’est même une mauvaise utilisation de leur temps de les approcher pour ça », ajoute-t-il.
L’éducation permet de créer ce sentiment d’urgence à l’égard de l’épargne chez les moins de 35 ans. « Les clients qui ont 60 ans et de l’épargne à investir ne vont pas passer par les plateformes numériques. Ces outils visent les jeunes professionnels qui vivent en milieu urbain, qui ne siègent pas à un conseil d’administration ou ne sont pas entrepreneurs », précise Paul Desmarais III.
Sur une base quotidienne, WealthSimple réussit à faire souscrire plus de capitaux et trouve un plus grand nombre de clients que le Groupe Investors, souligne-t-il.
« Au lieu de vendre des fonds individuels, le conseiller vend désormais des solutions intégrées qui touchent tous les aspects de la vie du client », dit-il. La force de vente a ainsi été réduite chez Investors et la palette des conseillers financiers est désormais beaucoup plus large.
Pour transformer les services financiers au Canada, il faut élargir la vision et créer une plateforme ouverte à laquelle peuvent participer des concurrents. « Chez les plus petits assureurs et les plus petites banques, on pense trop souvent que leurs concurrents sont les plus grands joueurs sur le marché canadien. Mais on oublie que les géants numériques investissent pour nous sortir du marché. On ne peut se défendre contre eux en restant seul dans son coin », précise-t-il.
Concurrence du jeu vidéo
Attirer les talents dans les entreprises en démarrage demeure un défi important, mais les jeunes aiment travailler dans une entreprise où la hiérarchie est réduite au minimum.
Il manque de personnel partout, poursuit-il, et l’immigration peut contribuer à fournir de la main-d’œuvre qualifiée. Paul Desmarais III déplore la concurrence des employeurs du secteur des jeux vidéos qui profitent de l’aide de l’État pour recruter des programmeurs. « Il y a une très grande inflation des salaires chez les informaticiens », dit-il.
La pénurie de main-d’œuvre dans les technologies numériques est une grande préoccupation. Chez Diagram, on a réussi à recruter 400 personnes en 36 mois à Montréal, souligne-t-il, parce que cinq personnes s’en occupent à plein temps. « Nous manquons de gens pour travailler dans nos startups, à tous les niveaux », conclut-il.